Mon Amour de l'An 2000 Georges Réveillac

 

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Chapitre 7

Le Coût de la Guerre

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(Si tu rencontres « Mômmanh », « existence », « besoin d'existence », va voir au chapitre 2)

La Guerre de Cent Ans, la nôtre : elle aura quand même duré une bonne quinzaine d'années et elle durerait encore si la mort d'un enfant n'y avait brutalement mis fin. Certes, pour nous détacher de notre ego enflé comme une grosse bedaine de noceur; il fallait de méchants coups de pied au derrière. Mais pas cette torture !...

Malgré tout, j'espère ton indulgence pour les « bêtises » que nous avons faites. Pouvions-nous les éviter, tout au moins en partie ?

En ce qui nous concerne, la question est mal venue : il est trop tard ! Heureusement, tu es là, cher lecteur, et puisque tu nous as fait l'amitié de nous accompagner jusqu'ici, tu vas enfin pouvoir te rendre utile. Non. Pas en appelant le SAMU : notre santé est bonne, merci.

Cette douleur vivace qui de temps en temps nous taraude, qui, au milieu d'une fête réussie vient nous arracher un sanglot, cette maudite et sainte douleur qui nous accompagnera jusqu'au dernier jour est simplement le rappel d'un message d'outre-tombe que je dois te transmettre : avant de prendre la responsabilité d'avoir un enfant, assure-toi que ton amour est de cette qualité qui autorise à perpétuer la vie. Ainsi, tu auras peut-être la chance de faire des enfants sains de corps et d'âme, de beaux enfants à la fois heureux de vivre et impatients de continuer les conquêtes de l'homme. Et vivants ! Oh Bon Dieu !...

Oui, je t'ai invité à la noce et voilà que je t'emmène au cimetière. Tu m'abandonnes là parce que tu refuses de penser à la mort, n'est-ce pas ? « C'est trop triste ! dis-tu, et de toutes façons, nous n'y pouvons rien ».

Alors, tu mourras. Quant à nous, mon Amour et moi, depuis la mort de notre fille, nous n'avons pas le droit de mourir : car nous sommes trois.

« Oui tu as bien entendu : à nous deux, nous sommes trois personnes. Encore un peu de patience, et tu vas tout comprendre. »

Tout simplement, au fond de notre commune détresse, nous est apparue une lueur bien faible au début, mais vivace. L'ayant suivie, voici ce que nous avons vu : cette si fragile et si chère vie, brisée par la mort et par notre faute, il était possible de lui donner des prolongements afin qu'elle n'ait pas été vaine.

Non seulement nous le pouvions, mais nous le devions. Alors, nous avons pris un triple engagement.

Comment l'existence peut-elle transcender la mort ?

Le premier consiste à tenir la promesse faite à notre Estelle chérie.

Les deux autres sont venus avec le souci de dépasser la forme pour aller jusqu'au fond de cette promesse sacrée.

L'un nous ordonne de te conter cette histoire sans chercher notre propre gloriole, ceci pour te délivrer notre théorie de la « Lutte pour l'Existence » qui plaisait tant à Estelle. S'il s'avérait qu'elle est davantage qu'un conte de fée, alors elle pourrait peut-être nous offrir à tous l'espoir de découvrir et défricher quelques sentiers prometteurs, sinon d'éternité, au moins de jardins pérennes : des perspectives d'avenir plus sûres que l'épais brouillard contemporain qui cache notre horizon.

Le troisième engagement nous impose d'associer le souvenir d'Estelle à tous les événements importants de notre vie, de telle façon que le meilleur de son âme continue de vivre. Et pourquoi donc refuserait-on d'inviter les disparus au banquet des vivants ? Si, comme nous deux, ma Jeanne et moi, tu ne crois ni au paradis, ni à la résurrection des âmes, ni encore moins à celle des corps, quelle meilleure façon connais-tu pour que continue de vivre celui qui ne doit pas mourir ? D'ailleurs, cela porte un nom que tu connais bien maintenant : c'est L'EXISTENCE, laquelle peut se prolonger indéfiniment même si la vie a cessé. Alors ?...

C'est notre façon de faire vivre notre Estelle chérie par-delà sa mort. Tu vois : ce mot ne nous fait plus peur.

Maintenant, retrouvons Estelle et permets-moi d'insister, puisque tu ne parais pas convaincu. Non, il n'y a pas trois couverts à notre table, alors que nous sommes deux. Non, nous ne croyons pas aux fantômes. Non, il ne nous est jamais venu l'idée de communiquer avec les morts par l'intermédiaire d'un soi-disant médium. Non, tu l'as compris, nous sommes des matérialistes : nous avons la conviction que c'est la matière qui a donné naissance à l'esprit. Comme un ordinateur, notre corps est fait de matière et, de même que l'intelligence électronique meurt avec son support matériel, notre âme s'éteint quand la vie abandonne le corps qui l'a générée et nourrie. Et ne va surtout pas me faire dire que les ordinateurs ont une âme, du moins aussi longtemps qu'ils ne se mettent pas à soupirer, à souffrir, à aimer et à connaître l'orgasme. Mais alors commencerait une toute autre histoire

Alors ! Puisque l'âme meurt en même temps que son corps, comment donc nous, qui ne sommes pas des sorciers, comment pouvons-nous espérer garder vivante celle de notre défunte petite fille ?... Nous n'y parvenons pas, évidemment ! Si nous avions cette prétention de faire vivre les morts, notre place ne serait plus parmi vous, mais dans un asile pour les fous.

« - Alors ?... Alors ? Me, cries-tu. - Encore un peu de patience, s'il te plaît : j'y arrive. »

Effectivement, les premiers temps, pour ne plus devoir affronter l'inacceptable lequel nous aurait arraché des hurlements désespérés, notre esprit a plié, choisissant de ne pas voir ce qui nous apparaissait comme l'anéantissement du monde.

S'il avait suffi de vomir la mort pour qu'elle cessât d'être, notre Estelle serait revenue de cet endroit inexistant où les mauvaises langues la disaient perdue : une tombe ! te rends-tu bien compte ? Elle aurait été là comme d'habitude, sans que nous eussions perçu son arrivée. L'éclat de sa chevelure rousse aurait attiré notre regard. De sa main, elle aurait écarté la fichue mèche rebelle et elle nous aurait interpellés de ses doux yeux à la fois étonnés, questionneurs, rieurs et inquiets. La vie aurait été simplement normale, ainsi qu'elle doit être, et les épouvantables moments que je t'ai contés auraient retrouvé leur seule nature acceptable : celle d'un affreux cauchemar aussi éphémère qu'un texte écrit à la craie sur le tableau de la classe, souvenir amer qu'un bon coup de soleil effacera aisément.

Mais cette mort-là et cette tombe de délire occupaient trop bien leur place dans la réalité.

Pourtant, elles ne pouvaient entrer dans notre conscience. Chaque fois que ces faits brûlants commençaient de s'imposer, notre âme révulsée les chassait. Alors notre regard s'est détourné du réel, et nous sommes entrés au pays des fous.

Jusqu'où sommes-nous allés dans cette voie ? Combien de temps ? Je ne puis te le dire car nos souvenirs de cette période sont vraiment trop flous. Il paraît que, tous les deux, nous avons continué d'agir en tous points comme si notre gentille Estelle, notre petite fée vivante était toujours à nos côtés. Nous avons fait son lit, préparé son petit-déjeuner, mis son couvert; nous lui avons parlé; nous sommes même allés, paraît-il, jusqu'à la conduire à l'école et à retourner la chercher, tantôt l'un, tantôt l'autre, comme d'habitude. Et, toujours d'après ce qu'on nous a rapporté, quand les maîtres gênés ne parvenaient qu'à bredouiller « - Estelle ? Non, je ne l'ai pas vue... », nous répondions : « - Ah bon. C'est qu'elle est déjà rentrée. »

Il paraît aussi que certains soirs, avant de nous endormir dans notre vraie chambre hors de la réalité, nous avions une conversation qui devait ressembler à ceci.

« - Jeanne, dors-tu ?
- Tu vois bien que non.
- Il me semble qu'Estelle n'est pas venue nous embrasser. En tout cas, je ne m'en souviens pas.
- Mais puisque c'est nous qui l'avons fait ! Voyons Michel, est-ce que tu perds la tête ?
- Ah oui, ça me revient. Elle traînait pour retarder le moment de se coucher, et nous avons dû l'aider un peu. Je lui ai raconté une histoire et elle s'est endormie. Mais d'où vient cette goutte ? Jeanne, tu pleures ?
- Décidément, tu es complètement fou. Cesse de m'agacer ! J'ai mal à un oeil, tout simplement. »

 

Et voilà encore que tu ne me crois plus ! Tu me fatigues, cher ami... Eh bien, tu as tort, car il faut me croire.

Quelle doit être la part de vérité dans l'art ?

Ne t'ai-je pas déjà parlé de cette faculté essentielle qui, pour nous, fut sélectionnée par Mômmanh : le pouvoir de faire apparaître aussi bien l'horrible que le beau, pouvoir qui se manifeste dans le rêve comme dans la création artistique. Tu n'as pas oublié : le beau figure de façon sensible ce que nous désirons et l'horrible, ce que nous craignons.

Mon ami, intègre bien ces définitions préliminaires, si tu veux comprendre la suite.

Ce qui nourrit l'existence humaine, c'est le bon et le bien, opposés au mauvais et au mal. Leurs représentations sont d'une part le beau, d'autre part le laid et toutes les variétés d'horrible. Elles correspondent aux aspirations et aux rejets du besoin d'existence. On ne peut les voir à l'état pur, seulement dans les objets où elles sont incarnées. Il arrive qu'un artiste, inventant l'existence, découvre une aspiration inconnue et, en conséquence, une beauté nouvelle. Aucun ordinateur ne peut ressentir cela, du moins aussi longtemps qu'ils seront dépourvus du besoin d'exister.

Eviter l'horreur et atteindre la beauté : ceci demeure à l'état de rêve aussi longtemps que l'artiste, ou plus souvent un créateur quelconque, ne nous indiquent pas les moyens d'en faire une réalité. Ces moyens, ce sont des éléments choisis dans notre univers qui serviront à construire les objets contenant le rêve, le transformant du coup en réalité. Ainsi, le désir de se mouvoir aisément dans l'espace se trouve réalisé par la domestication du cheval, l'invention de la bicyclette, le train, le bateau, la voiture, l'avion... L'envie d'un amour durable tel qu'elle est exprimée dans Roméo et Juliette sera satisfaite par l'invention du mariage d'amour, en remplacement du mariage d'affaires.

Laissons de côté les monstres et autres laideurs car je sais que tu ne veux pas en fabriquer : vive la beauté.

Mais revenons au travail de l'artiste, lequel n'est pas tenu de nous présenter des rêves réalisables ni, encore moins, de les réaliser. Il faut quand même qu'il leur donne corps, en cherchant dans le réel, ou carrément dans l'imaginaire, des éléments qui les contiennent, ces rêves existentiels, tout comme une fleur contient l'harmonie. Eh bien, il doit faire en sorte que tu puisses les reconnaître, ces éléments, beaux ou laids, si tu les rencontres dans la vie réelle. Il faut donc qu'ils soient peints de manière ressemblante. Pour autant, ce ne doit pas être des trompe-l'œil, car tu risquerais de confondre l'imaginaire et le réel et on crierait : « Au fou ! ».

D'autre part, ils ne font pas partie des objets tout faits que l'on peut voir autour de soi : quel serait l'intérêt de nous montrer ce que l'on connaît déjà, des tables ou des vaches, par exemple ?

Non, l'artiste est un visionnaire, il extrait d'objets concrets de quoi imaginer ce qui n'existe pas encore, le bonheur de se mouvoir dans tout l'univers par le truchement d'un voyage interstellaire, par exemple. Il peut faire comme Picasso, prendre un sein par ci, un œil par là pour construire l'évocation de l'amour. Il peut aussi préférer l'art figuratif : un portrait de femme où le sein et l'œil de Picasso sont mis en évidence.

Voilà pourquoi je bâtis cette histoire avec des briques bien réelles, autant que faire se peut. S'il arrive que je te mente, c'est « pour de rire » et je ne manque pas de te le faire savoir.

Mais ne cherche pas à savoir quel personnage est réel : aucun ne l'est. Dans la vie qui m'entourait, j'ai choisi un trait de caractère par-ci, une action par-là, uniquement les éléments dont j'avais besoin pour imaginer une autre vie.

Alors ?... Tu ne crois toujours pas que deux fous puissent être enfermés dans un commun délire, même s'ils sont depuis longtemps mari et femme, leurs existences étroitement emmêlées ?... Eh bien, c'est pourtant vrai ! Et voici comment c'est arrivé.

Insupportable pour moi, la catastrophe qui venait de se produire demeurait cachée, enfouie dans un épais brouillard d'irréalité. De cet énorme tampon cotonneux sortait parfois une aiguille fulgurante qui venait fouir ma chair : un pâle visage sur lequel s'abattait le couvercle d'un cercueil. Avais-je hurlé ? En tout cas, l'aiguille fulgurante cessait de tarauder mes chairs et elle se retirait. Pendant ce flash de lucidité, j'avais eu le temps de penser : « Jeanne ne pourra supporter une telle douleur. Peut-être qu'elle en mourrait. Aussi longtemps qu'elle portera cette déchirure à vif, je dois lui laisser croire que tout est comme avant. Là-dessus, je trouvais raisonnable, moi aussi, de renvoyer l'insupportable événement dans sa tanière, au plus profond du brouillard cotonneux.

Bien sûr, il m'arrivait souvent d'appeler la mort. Moi, j'aurais été délivré, et le monde aurait bien continué sa vie sans moi. N'avais-je pas raison ? Alors, une douce voix que je connaissais si bien revenait pour me murmurer à l'oreille :

« Tu n'es pas un lâche, papa ? Dis ?
- Mais non, ma chérie, je ne suis pas un lâche. Pourquoi dis-tu cela ? Je suis très, très fatigué : voilà tout.
- Fatigué, mon oeil ! Tu nous laisses tomber, oui. Courage, papa ! Vas-y papa ! Vas-y papa !...
- Je tiens bon, Estelle chérie. Mais ne dis plus que je suis un lâche. »

Alors, puisque ma petite fille avait ouvert ses chemins d'immortalité, et qu'elle avait besoin de moi pour les continuer, j'envoyais dans tout mon corps la volonté de vivre et je repartais à l'assaut de la douleur.

Plus tard, Jeanne m'apprit qu'elle avait vécu ces tourments comme moi et que, comme moi, elle avait jugé bon de ne pas m'imposer une douleur insupportable. C'est donc ainsi que nous errions tous les deux dans de semblables labyrinthes à la lisière de la folie, ni morts ni vivants, égarés, pour ceux qui nous aimaient, dans ce refuge que nous avions imaginé : un monde faux, où les griffes de la réalité ne parvenaient que rarement à creuser un chemin jusqu'à notre âme foudroyée. Peut-être alors que, lentement, lentement... celle-ci pourrait réussir à cicatriser la plaie béante.

Il ne fallait pas, cependant, que ce labyrinthe virtuel devînt un piège où nos vies s'achèveraient inutilement. Nous devions trouver la force d'ouvrir les yeux sur la vision de notre Estelle se décomposant dans la terre froide du cimetière. Après seulement, ayant accepté l'inacceptable, nous pourrions tourner nos regards vers les vivants et leur consacrer nos forces. Mais nous risquions peu de nous laisser prendre ainsi au piège de la folie. Notre ange gardien avait pris en charge la mémoire d'Estelle, et il nous avait à l'œil. Par ailleurs, n'étions-nous pas deux ?...

Cependant, en dépit de tous les efforts donnés par Denise, Gaston, Pablo, Thomas, en dépit de tout ce que nos garçons, la famille et les amis ne cessaient d'entreprendre pour nous extraire de cette bulle isolante où nous risquions de nous momifier, la folie se prolongeait de façon inquiétante.

Ce fut un rêve qui nous arracha à cette ornière. A peu près à la même période, chacun de nous reçut un message de son ange gardien. Voici quel était celui de Jeanne.

Estelle en personne revint la visiter dans ce rêve. Une grande peine l'accablait. Elle lui dit seulement : « - Ainsi, tu as oublié ta promesse... Tu veux donc que je meure une deuxième fois ? Adieu maman. » Alors, elle s'évapora dans la lumière et jamais plus Jeanne ne l'a revue.

Subir à nouveau le regard de cette terrible messagère ? Jamais !... Ainsi nous trouvâmes la volonté de repousser la douce folie où nous avions cherché refuge. Des ténèbres où nous l'avions cachée, nous laissâmes sortir la promesse faite à notre petite fille.

Mais où, si jeune et si naïve encore, où avait-elle bien pu trouver une sagesse si profonde ?

Est-il possible de vaincre la mort ?

Sur son lit de mort, elle nous avait dit :

« - Arrêtez de me mentir, tous les deux. Je n'ai plus de temps. Moi, je sais bien que je serai partie avant la fin de cette nuit. J'ai froid. Plus rien que du froid. Tout noir ! Tout froid ! J'ai peur ! Laisse-moi, sale bête. Je ne veux pas ! Va-t'en ! Oh ! Que je hais la mort ! Papa Maman !... Vous m'aimez très fort, hein ?... Hein ?...
- Voyons Estelle ! Où vas-tu chercher ces affreuses idées noires ? Les docteurs vont te guérir...
- Oh non !... Plus maintenant ! Il ne faut plus me mentir maintenant ! Non, sale bête, tu ne m'emporteras pas car je suis plus forte que toi. Alors, Papa chéri, Maman adorée, écoutez-moi bien... Ecoutez !
- Nous t'écoutons, Estelle chérie.
- Papa, tu m'as bien dit que les vivants portent la vie des morts ? C'est bien comme une course de relais.
- Oui, mais.
- Tais-toi. Celui qui refuse de passer le témoin meurt deux fois : c'est bien ça ?
- Mais...
- D'ailleurs, je m'en fiche. Je veux passer le témoin. Aidez-moi.
- Mais...
- Ecoutez bien.
- Quand je serai partie, ne pleurez pas longtemps, et ne m'appelez surtout pas car je ne reviendrai plus jamais, jamais... Les morts sont vraiment complètement morts ; d'ailleurs, vous savez bien puisque c'est vous qui me l'avez dit.
- Oh non ! Non ! Estelle chérie...
- S'il vous plaît ! Faites vite. Vous l'entendez, qui approche ? Oh non, je vous en prie, écoutez bien !
- Nous t'écoutons.
- Premièrement, je veux que vous donniez toutes ! toutes ! toutes mes affaires à des enfants : vous n'avez qu'à commencer par mes bons amis ; mon violon sera pour Géraldine : elle joue bien, vous savez.
- C'est entendu. Tes frères, et aussi ta grande amie Géraldine nous aideront à faire la répartition. D'accord. Quoi d'autre ?
- Alors là, attention ! Attention !...

Et surtout ! Surtout ! Je veux que vous ayez encore un bébé. Vous entendez bien ? Un garçon ou une fille, c'est pareil, mais il faut faire encore un bébé. S'il te plaît Maman ! S'il te plaît Papa ! Il faut. Il faut !... Alors, c'est promis ?... - Je ne pourrai jamais te remplacer, Estelle chérie, jamais...
- Moi non plus. Nous ne pourrons jamais aimer un autre enfant à ta place...
- Mais non ! Mais non Pas à ma place Papa chéri, Maman adorée ! Pourquoi vous êtes bêtes ? Pas à ma place !... S'il vous plaît ! Promettez-moi... »

Sur le coup, nous n'avions pas vraiment compris la nécessité de sa demande, mais nous ne pouvions alors rien lui refuser et, tous les deux, nous avions promis, avec une gravité un peu solennelle. Cependant elle n'était pas du tout satisfaite. Et nous sentions bien que la mort l'avait déjà prise à la gorge, et qu'elle était en train de l'étrangler. Heureusement, nous semblait-il, notre brave petite parvenait à desserrer l'horrible étreinte. Mais au prix de quels efforts ! Allons ! Il fallait absolument comprendre ce qu'elle voulait. Et vite !

« - Estelle chérie, explique encore.

- Menteurs ! Affreux menteurs ! Il ne faut pas promettre commeça ! Vous promettez, mais vous n'avez rien compris. C'est pourtant bien vous qui m'avez appris !... Je ne suis plus une enfant : je vois tout. Alors, écoutez !... »

Pourquoi faut-il que l'élève dépasse le maître ?

Il arrive, en effet, que l'élève comprenne mieux que son maître. Et cela est bon ! L'esprit du maître est toujours entravé par de vieilles pratiques acquises dans son enfance, alors que rien n'empêche l'esprit vierge de l'enfant d'assimiler intégralement les nouvelles données. Pour notre part, en ce qui concerne les moyens dont nous disposons pour envoyer notre existence au-delà de la mort, nous avions appris dans notre jeunesse à rechercher principalement la survie individuelle, que ce fût par un ticket d'entrée au paradis, où la résurrection des corps, ou encore par la quête de la gloire posthume.

Beaucoup plus tard, alors que ces moyens perdaient toute fiabilité à mes yeux, des méandres de ma pensée angoissée, j'avais exhumé Mômmanh et je l'avais présentée àtoute ma famille. Malgré ma volonté de ne pas en faire une croyance - Surtout pas !... - Estelle l'avait nichée dans son cœur comme sa bonne fée. Bientôt, elle s'adressait à Mômmanh comme d'autres enfants ont des conversations avec la « Vierge Marie » ou le « Petit Jésus » et Jeanne me reprochait d'avoir accompli une œuvre de faux gourou sur mes propres enfants.

C'était, vous le savez, bien contraire à mes intentions mais, maintenant, je comprends qu'à notre époque où la foi ne trouve plus de branches pour s'accrocher, une enfant ait cédé à la tentation. Dans son âme impatiente de s'épanouir, la théorie est devenue conte de fées, puis conviction. Et là, elle a mué en croyance. Heureusement, alors qu'Estelle était sur le point de nous quitter, sa foi juvénile ne l'a pas empêchée de faire des choixtout à fait rationnels et généreux.

Il n'empêche que, si Estelle avait vécu, elle serait probablement devenue l'apôtre d'une nouvelle idéologie inspirée par ma théorie de la «Lutte pour l'Existence. Cela m'aurait réjoui et pourtant je n'aurais pas suivi ma chère petite fille dans cette voie.

Cela m'aurait réjoui car il nous faut une idéologie et celle-là m'aurait plu, d'autant plus qu'elle aurait été ouverte, donc perfectible. En aurait été facilité l'établissement de passerelles entre nos deux mondes : celui de la recherche et celui de l'action.

Mais je n'aurais pas suivi ma chère petite dans cette voie car l'idéologie et la recherche scientifique ne peuvent se marier. L'apôtre défend qu'on mette en cause les piliers de sa foi, fût-ce au nom de la vérité scientifique. Le chercheur ne supporte pas que des tabousentravent ses recherches, fût-ce au nom de principes sacrés. Donc, il est bon que chacun reste libre d'agir dans son domaine.

Et voilà où mènent les enchaînements d'idées. Peux-tu me dire où nous étions arrivés ? Ah ! Nous y sommes : l'élève a dépassé son maître.

Estelle avait clairement compris la nécessité de la liberté humaine, ainsi que toutes ses implications. Quand nous serons morts, les générations à venir feront ce qu'elles voudront de notre mémoire, car elles sont libres et c'est heureux. Donc, il est vain d'exiger qu'elles perpétuent notre mémoire personnelle, qu'elles mettent en pratique nos valeurs, qu'elles continuent ce que nous avons commencé. Elles sont libres et elles ne le feront que si elles le jugent bon.

Pour les inciter malgré tout à continuer notre œuvre, je ne vois qu'un moyen : leur laisser en héritage debelles et bonnes choses, celles qui contribuent à établir l'existence, celle de Mômmanh et même celle de notre dérisoire ego contenu dans ses limites. Laissons-leur du champagne, le Taj Mahal, « liberté-égalité-fraternité », la Théorie de la Relativité... plutôt que des ruines et des dettes. Et faisons-leur confiance pour ce qui est de l'aptitude à apprécier le beau, le bon et le bien : nous n'avons pas le choix.

Maintenant, il est temps de retrouver Estelle.

« - Papa, Maman, il faut bien comprendre avant de promettre.
- Nous écoutons.
- L'enfant qui va venir, mon petit frère ou ma petite sœur, il faudra tout lui dire, mais seulement quand il sera grand...
- Alors ! Il comprendra qu'il te remplace... - Ah ! C'est tellement dur à expliquer : c'est bien vrai qu'il me remplace, et c'est vrai aussi qu'il ne me remplace pas. Il est libre ! Il est libre. Libre ! Comprenez-vous bien ?
- Pas bien, non.
- C'est comme vous et moi. Papa, maman, vous m'avez donné la vie...

- Et nous l'avons repr...
- Écoute-moi, s'il te plaît, maman. Vous dites à mon enfant qu'il me remplace. Bon !... Il veut tout faire comme moi : mais il ne peut pas, vous savez bien. Il ne peut pas être moi : c'est comme une camisole de force. Alors, il est malheureux, mon enfant. Peut-être qu'il devient fou. Non ! Non ! Je veux qu'il soit libre, mon « bébé ».

Estelle craignait que, par le truchement de cet enfant à naître, nous ne cherchions à réaliser ce qui serait à la fois impossible et mauvais : ressusciter notre chère petite fille, échappant ainsi à l'insupportable douleur. Le pauvre remplaçant devrait torturer son être pour incarner le personnage d'Estelle et s'engager pour la vie entière à jouer ce rôle. Sans aller jusque-là, il existe quantité d'enfants qui ne sont pas aimés pour eux-mêmes, mais avant tout pour celui que les parents veulent qu'ils deviennent : militaire comme papa, ou le brillant avocat qu'il aurait voulu être, ou l'ingénieur que maman serait devenue si on ne l'avait obligée à cesser les études... Ces enfants que l'on a forcés à entrer dans l'habit taillé pour un autre, ils se sont malgrétout sentis un peu aimés. Et même si persiste chez eux un fond tenace de vieille rancœur, il arrive qu'ils réussissent à pardonner. Cependant, il est vrai que leur existence a été gâchée.

L'égoïsme étant la mieux partagée de toutes les vertus, il existe une pléthore d'adultes, de bons parents, qui gaspillent ainsi les précieuses vies que Mômmanh leur a confiées et ils sont nombreux à croire qu'ils agissent ainsi pour le bien de leurs enfants. Alors, une fois de plus, je m'étonnai que notre petite fille eût pu deviner ce que ne voyaient pas des adultes à l'esprit mûr ? Toujours est-il que la cause de la vie fut bien défendue par notre si jeune championne. Le noir monstre qui se précipitait pour engloutir une faible enfant, une délicate fleur à peine ébauchée en forme de promesse d'immortalité, le néant noir et glacé dut bien attendre et voir sa proie filer entre ses griffes.

(Avant de continuer, je te dois un aveu. Je n'ai jamais eu de fille. Je n'ai jamais eu l'occasiond'observer une fillette de neuf ans. Tout ce qui concerne la mort d'Estelle est donc une création de mon esprit, avec tous les risques d'erreur que cela comporte. Dans le souci de faire aussi vrai que possible, je suis allé chercher des informations dans les œuvres d'une « psy » à la solide réputation, Ginette Raimbault. Ginette Raimbault a observé et accompagné des enfants malades en fin de vie dans un hôpital. J'ai consulté son livre « L'enfant et la mort » ainsi que la conférence qu'elle a faite sur ce sujet à l'Université de Tous les Savoirs en 2000.

Son témoignage confirme ce que je supposais. La maladie et son cortège de souffrances contraignent l'enfant à mûrir avant l'âge. A ce propos, Ginette Raimbault parle de sagesse. Ceux qui ne sont plus des bébés découvrent qu'ils vont mourir. Pendant que leur entourage fait tout pour leur cacher la vérité, ils doivent de débattre seuls pour affronter l'épreuve de leur mort imminente. De toutes les paroles rapportées, je ne citerais que celles-ci. Un enfant de cinq ans a dit : « Je sais bien que je vais mourir. Mais il faut pas le dire, parce que maman, déjà qu'elle va au cimetière deux fois par semaine, elle y serait tout le temps et elle s'occuperait plus de mon papa. ».

Ginette Raimbault dit aussi : « ... il n'est pas rare, chez les jeunes adolescents seuls, de voir associés, comme chez l'adulte, la lucidité d'un sans-avenir proche et le désir d'une création qui soit un don au monde qu'ils vont quitter. »

« - C'est promis, Estelle chérie, nous ne lui dirons pas qu'il te remplace.
- Pas tant qu'il est petit, mais quand il sera grand : si.
- Explique-nous, chérie.
- Quand il sera grand, mon garçon - ou ma fille -, vous lui direz que sa première maman était une petitefille... plutôt gentille... et qui s'appelait Estelle. Vous lui raconterez tout. Peut-être qu'il m'aimera un peu... Mais seulement siça lui plaît !... Quand il aura très envie de faire une grosse bêtise, et qu'il n'aura plus de courage,... alors... peut-être bien qu'il dira : « Ah non ! Je ne peux pas faireça à ma petite maman Estelle. ».
«Alors là !... Que je suis contente, moi !... »

Comme quoi le champ d'existence idéal couvre tout le passé et tout l'avenir.

Car l'homme poursuit sa quête d'existence éternelle non seulement dans l'avenir, ce que tentait si bien notre Estelle, mais aussi dans le passé quand, par exemple, il se cherche des modèles parmi les héros de l'histoire. Avec eux, de la même façon qu'avec une lignée de nobles ancêtres, il forme une chaîne existentielle qui vient du passé et plonge dans l'avenir : c'est ainsi qu'il étend son existence dans le temps.

S'il trahit un héros du passé, il brise la chaîne existentielle avant qu'elle s'enfonce dans l'avenir. Il porte une lourde responsabilité au regard des ancêtres : le temps de leur existence risque de s'arrêter. Il ne leur a pas ôté la vie puisqu'ils sont déjà morts. Il a peut-être fait pire : les amputer de leur existence dans la durée. Si son existence n'offre à ses descendants rien qu'ils jugent digne d'être continué, il risque de les priver d'existence dans le passé, de racines, comme on dit.

« - Je vois, Estelle chérie. C'est promis.
- Toi aussi, papa ?
- J'y suis presque. Je vais bien réfléchir, et je comprendrai tout. C'est promis, Estelle chérie.
- Sacré papa, tu réfléchis toujours. Mon bébé, il faudra bien l'élever pour qu'il devienne grand, très, très grand comme Victor Hugo, ou Madame Délude. Vous voyez ? Maman ? »

(Madame Délude est une voisine, une fermière retraitée chez qui Estelle aimait se rendre, attirée non seulement par ses nombreux petits-enfants, mais surtout par la personnalité chaleureuse et créative de la vieille dame. )

« - Oui mon trésor bleu. J'ai compris. Repose-toi, maintenant.
- Papa ?
- Je commence à voir, Estelle, ça vient. Ta mère et moi, nous en discuterons et nous y réfléchirons jusqu'à ce que tout soit bien clair.
- Alors, peut-être que votre promesse est bonne ? Mais non !... Ah ! Non, non, non !... »

Un masque d'angoisse apparut sur son visage de cire.

« - N'aie pas peur, Estelle chérie, papa et maman sont là.
- Vous m'aimez trop, beaucoup trop !...
- Oui, mon trésor, ce n'est jamais trop.
- Mon bébé vous détestera. Il le verra bien, que vous ne l'aimez pas. Alors, il sera méchant. Ah mais arrêtez !... Arrêtez de m'aimer commeça !... »

En réalité, sans qu'elle le voulût, elle exagérait beaucoup : je ne vois guère qu'un enfant nourri de haine qui rende à l'univers entier la méchanceté avec laquelle on l'a accueilli. En réponse à ses élans d'amour, ceux qui l'ont éveillé à la vie, ses infâmes parents, ne lui ont apporté que du mal. Or, c'est bien à travers ses parents que le petit d'homme découvre le monde : non ? Alors, puisqu'il n'y voit que méchanceté, il n'a plus d'autre choix que d'enfouir au plus profond de son être son amour inutile et de vouer à ce monde qu'il croit désespérément mauvais toute la haine qu'il lui doit.

Non : ce n'est pas ce genre de monstre que nous risquions d'enfanter.

Néanmoins, les craintes d'Estelle avaient de solides fondements. Il fallait que nous aimions cet enfant pour lui-même, et nous n'y étions pas prêts. Or, tu sais bien que l'amour ne se commande pas. Alors, comment faire une promesse fiable dans ces conditions ? Et il fallait faire vite.

Vite !...

« Tu as raison, Estelle. Nous ne ferons cet enfant qu'après avoir accepté ta...
- Mort. Dites-le, n'ayez pas peur. Allez !...
- Nous ferons cet enfant quand nous aurons accepté ta mort.
- Papa, maman, je vous aime. »

Estelle eut encore un sursaut d'énergie. Sa voix était à peine audible et nous dûmes nous pencher tout près de ses lèvres pour l'entendre. Notre petite fille qui mourait, c'était insupportable. C'était à hurler. Nous réussîmes quand même à nous arracher au désespoir pour boire ses dernières paroles.

Notre Estelle paraissait épuisée. Un linceul glacé s'abattit. Non ! Non !... Pas déjà !... Ce n'est pas juste !... Ses yeux étaient clos. Respirait-elle ? Ni Jeanne ni moi n'osions le vérifier. Puis son souffle devint à nouveau perceptible. Sur cette magnifique promesse de vie pas encore tout à fait reniée, sur ce visage si cher, si lumineux, dont la beauté n'était pas déjà figée pour l'éternité, sur son blanc visage de cire, un soupçon de rougeur affleura de nouveau aux pommettes.

« Et si la vie revenait ?
- Pauvre fou ! Laissons-là se reposer. »

« - Si mon bébé tourne mal - ça arrive, vous savez !-, vous l'aimerez quand même, hein ?
- Oui. Oh oui, c'est promis.
- Alors je donne ma vie aux Bons Génies aussi.
- Oui, notre grande Estelle.
- Au revoir. Je serai avec les Bons Génies. Et je vous regarderai. Au revoir. Au revoir maman, pa... »

Elle avait bien assimilé mes leçons, notre petite. Notre société individualiste et scientifique nous laisse sans voix face à la mort. Nous ne connaissons aucun moyen de la vaincre. Il en existe au moins un, pourtant, très simple. Il suffit de se dire : « Je meurs, certes. Mais de braves gens, après moi, continueront à chercher, pendant des siècles et des siècles, comment faire triompher l'existence humaine, et même l'existence universelle. A force de chercher, ils avanceront sûrement loin dans cette voie. Ils trouveront bien les moyens de conquérir les étoiles et de vaincre l'entropie. » Ayant fait cette réflexion, je confie mon existence à ces braves gens qui vivront après nous, ceux qu'Estelle nomme les Bons Génies. Et peu importe que ce soit de manière anonyme. Connaissons-nous les artistes qui ont créé le Taj Mahal ? Pourtant, ils existent, ils continuent de vivre dans nos yeux émerveillés.

Nous restâmes longtemps immobiles et silencieux, laissant s'imprimer au fer rouge sur nos âmes écorchées le dernier portrait de notre enfant. Ordinairement, la mémoire ne retient pas, des chers disparus, leur masque mortuaire, sans doute parce qu'il n'apporte pas grand chose aux vivants, si ce n'est la sévère mise en garde : « N'oublie pas que tu mourras. N'oublie pas que chacun mourra. » Nous préférons garder d'eux les souvenirs qui illustrent notre vie avec des ombres et des lumières, des moments exemplaires où les regrettés sauront nous faire rire, nous émerveiller, et même nous effrayer.

Mais, il se trouve que notre Estelle fut surprise par une mort non annoncée alors que sa vie bouillonnait dans toute l'effervescence de sa floraison. Puisqu'elle ne voulait pas accepter sa défaite, il lui fallait bien mobiliser toutes ses forces cachées et les employer à jeter une arche par dessus le gouffre de la mort. Ainsi, les derniers moments de notre brave enfant furent exemplaires. Ainsi se trouva transfiguré par une beauté généreuse, triomphante, implacable, ce visage qui n'avait été jusque-là qu'une ébauche juvénile, riche de belles promesses. Ainsi, ce beau visage de jeunesse triomphante - Oui ! Triomphante... -, ce beau visage s'est-il gravé pour toujours dans nos mémoires.

Il s'écoula un certain temps que je ne saurais définir avec davantage de précision, puisque, pour nous, le temps en question s'était arrêté. Puis Estelle ouvrit les yeux et, de nouveau, elle parla.

« Où est Mistinguette ? Je veux jouer. »

Mistinguette était encore une demoiselle insouciante et frivole, une jeune chatte que notre fillette avait adoptée. Quand nous eûmes posé sur le lit son amie à quatre pattes, Estelle voulut la caresser, mais ses mains ne lui obéirent pas. J'approchai le bel animal de son visage, et Jeanne prit ses mains pour les poser sur la douce fourrure. Mistinguette, notre cousine éloignée, se mit à ronronner pendant que notre enfant lui faisait la conversation.

«-Tu jouais encore dans le saule, n'est-ce-pas ?... Tu m'apprendras à grimper, dis ?... Mais il ne faut plus manger les petits oiseaux. Tu m'entends ? Tu sais, papa et maman vont faire un bébé pour moi... Si, c'est vrai !... Elle s'appellera Jeanne... Et mon bébé garçon, il s'appellerait Jacques... Toi aussi, tu auras des chatons...

Nous étions rivés sur nos chaises, tout près du lit d'Estelle, deux idiots entêtés qui attendaient l'impossible miracle. Notre petite fille sembla s'assoupir, paisiblement. Puis elle parla encore, d'une voix très, très faible que nous n'avions jamais entendue.

- Au revoir papa, au revoir maman, au revoir Pablo, au revoir Thomas, au revoir mon cher Jacques, mon chéri... mon chéri...

Ce fut tout. Dans l'impossible silence qui suivit, nous commençâmes à hurler bien plus sauvagement que le font les chiens quand ils sentent la mort.

- Et fous-moi la paix, Bon Dieu ! Laisse-moi !... Mais laisse-moi !... Rends-moi Estelle ou je te massacre, sale type ! »

Oui, c'est à ce moment que nous sombrâmes dans la folie, Jeanne et moi. Nous y restâmes quelques semaines, jusqu'au moment où notre ange gardien, dans un rêve, nous envoya sa messagère : Estelle en personne.

Je te remercie, cher ami, de compatir à notre douleur, mais ce n'est pas cela qui la ramènera. Cesse de pleurer et entends le message d'Estelle.

Non, je n'essaie pas de te faire croire que les enfants doivent être nos maîtres : cela serait aussi stupide que de vouloir faire couler un fleuve de l'aval vers la source. Il arrive cependant, de-ci, de-là, qu'un petit garçon ou une petite fille donne une leçon à un adulte. Tel fut le cas.

Donc, un matin, au petit-déjeuner, alors que la folie nous tenait encore, Jeanne me dit :

« - Enlève-donc ce troisième couvert ! Tu sais très bien que personne ne va s'asseoir là.
- Mais ?...
- J'ai fait un rêve cette nuit. Elle est venue me voir.
- Tiens donc ! Moi aussi : elle m'a parlé.
- Toi aussi, son « papa adoré » ? Bien sûr ! Alors ?... Tu te décides ? Il est grand temps de ne plus penser à toi, à moi, à notre malheur d'être les survivants. Il est plus que temps de nous arracher. Et que t'a-t-elle dit ?
- Pendant un temps très long, elle n'a pas prononcé une parole... Sans faire aucun bruit ni le moindre mouvement, elle avançait dans les rues de la Fûtaie, et je la suivais sans pouvoir ni la toucher ni lui parler

Arrivée en face de son école, elle s'est retournée soudainement et elle a parlé. Mais je n'entendais rien. Puis elle a repris sa marche. Une brume étrange, comme de l'encre noire vaporisée, envahissait peu à peu l'espace, dissolvant toute chose. J'ai pu encore distinguer très vaguement ce qui, d'Estelle, restait visible, s'engageant sur ce qui avait dû être le chemin de notre maison. Et, rapidement, tout s'est fondu dans un épais noir d'encre.

Alors, seulement, j'ai entendu les paroles qu'elle avait prononcées. Elle disait, de sa douce voix...

- S'il te plaît !... que disait-elle ?

- « Pourquoi me laisses-tu mourir une deuxième fois ? »
- Oh !... Et alors, comment as-tu compris ce message ?
- Nous devons tenir notre promesse. Il nous faut avoir un nouvel enfant.
- Faire un autre enfant ! Pour toi, c'est très facile... Oh ! Pardon ! Où ai-je la tête ? Ce n'est vraiment pas le moment de me laisser aller. Que disait ton rêve ?
- C'était un autre rêve, mais le message était le même.

- Tu sais, à mon âge, les risques d'avoir un bébé anormal sont augmentés. Que ferons-nous s'il nous arrive un mongolien ?
- Même si ces risques sont augmentés, ils restent minimes. Nous commençons à prendre des risques en arrivant au monde, et nous cessons dès notre mort...
- Toute la sagesse du monde consiste à choisir les meilleurs risques : je sais ! Et si tu dois tomber en chemin, ce n'est pas grave, car d'autres continueront la route ! Je sais ! Je sais !... Depuis le temps, j'ai bien appris la leçon, cher Maître. Mais cette folie nous touche trop pour que je me contente d'énoncés théoriques, tels des gris-gris, en guise de garantie.
Michel, si, après l'avoir porté pendant neuf mois, j'accouche d'un bébé mongolien, qu'en ferons-nous ?
- Nous le garderons, évidemment. Pourquoi me poses-tu cette question ?
- Tu me connais. Tu sais bien qu'à certaines périodes, je ne pourrai plus le supporter ; tu le sais très bien, qu'à ces moments-là, je serai odieuse... Alors ?
- Je t'aiderai à passer le cap, comme j'ai appris à le faire. Ces horribles et stupides batailles que nous avons menées l'un contre l'autre auront quand même été un peu utiles. Bon... S'il nous arrive un enfant mongolien et si, malgré tous nos efforts, il y a des moments où tu ne peux plus le supporter, nous le confierons à des personnes sûres pour de courtes périodes, le temps de nous offrir un beau voyage.
- Il existe bien des gens qui confient ainsi leur chien-chien chéri à un chenil, pour la durée des vacances.
- Et alors ? De toutes façons, ce n'est pas dans un chenil que notre enfant sera placé.
- Et rien ne dit qu'il sera mongolien. C'est bon : je suis prête... Et puis non ! Il y a encore quelque chose qui ne passe pas.
- Quoi ?
- Je ne suis pas sûre d'avoir bien compris tout ce qu'Estelle nous demande.
- Elle nous demande de réussir avec un nouvel enfant ce que nous n'avons pas été fichus de faire avec elle.
- Je ne suis pas si gourde, quand même !... C'est le reste qui me paraît confus.
- Tu as certainement compris l'essentiel. Et puis, face au danger, nous sommes deux maintenant.
- Si nous parvenons à cesser cette maudite guerre.
- Jeanne, ma chérie, je ne veux plus être chef de famille.
- Mon Michel chéri, c'est un grand sacrifice ! Eh bien, moi aussi, je renonce à mes galons de chef. Tu peux les ranger définitivement au grenier, avec les mauvais souvenirs.
- Pourquoi pas directement à la poubelle ?
- Parce qu'un tel gâchis mérite qu'on s'en souvienne.
- Si nous tenons cet engagement, je crois que le plus dur sera fait. En attendant, il nous reste à inventer la démocratie conjugale.
- Ce n'est pas si facile. A une voix contre une, comment peut-on établir une majorité ? Pas au poids, j'espère ! Ni à l'ancienneté !
- D'autres l'ont pratiquée avant nous, cette république du couple. Avec l'aide d'Estelle et notre volonté, nous y arriverons.
- Tu m'aideras quand je me laisserai emporter par mon démon ? Tu m'aideras, dis-moi Michel chéri ?
- Oui, chérie, et tu me rendras la pareille quand mon démon personnel me prendra la tête.
- Ainsi, nous serons comme deux singes qui s'épouillent mutuellement... »

En reprenant cette discussion, jour après jour, nous sommes arrivés au triple engagement dont je vous parlais au début de ce chapitre : tenir la promesse faite à Estelle, associer son souvenir à tous les événements importants de notre vie, te conter honnêtement cette histoire.

Comment vaincre la mort ?

Pendant plusieurs mois, nous avons continué de réfléchir à cette question primordiale, laquelle hante l'homme depuis les lointains fumeux où sa conscience élargie a émergé, lui dévoilant la malédiction implacable, l'ogre jamais rassasié qui a englouti notre si belle Estelle, si pleine de vie et de promesses : Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras poussière. »

Au bout de toutes nos cogitations, nous avons seulement consolidé ce que je t'ai déjà dit : il existe deux façons de dépasser la mort. Et tant pis si je me répète : l'enjeu dépasse les considérations de style.

La première ne consiste nullement à lui tourner le dos, comme le fait notre époque ; ni à s'en accommoder : puisqu'on n'y peut rien ! Non, elle consiste tout simplement à léguer un bel héritage à ceux qui vivront après nous.

Il ne s'agit pas de leur laisser de l'argent, bien que cela puisse servir, mais plutôt de contribuer à une belle œuvre que les hommes à venir auront envie de continuer, une œuvre scientifique, une œuvre matérielle, une œuvre d'art, une œuvre qui nous fasse avancer sur le chemin de l'EXISTENCE, suivant les exemples de Pasteur, Thomas Edison, Léonard de Vinci... A notre échelle, bien sûr, aussi modeste soit-elle : le fermier qui fait son travail avec amour et lègue à ses descendants une ferme plus belle que celle qu'il a reçue, celui-là a gagné son paradis au milieu des générations à venir. Le mineur qui arrache du charbon aux entrailles de la terre, à la fois pour nourrir ses enfants et pour alimenter l'industrie, cette gueule noire contribue lui aussi à faire avancer l'œuvre de vie.

Par notre action créatrice, si modeste soit-elle, nous serons présents dans l'existence à venir que nous aurons contribué à créer, invisibles mais présents, comme ces artistes anonymes qui nous ont donné les merveilles de l'antiquité égyptienne : ils sont vivants dans les sphinx, dans les fresques des tombeaux, dans les temples d'éternité, tous ces sculpteurs, ces peintres, ces scribes, sans oublier, surtout, les armées d'ouvriers et d'esclaves, leurs femmes, leurs enfants et tout le petit peuple d'Egypte qui a fait quelque chose pour ce grand œuvre.

Et la deuxième ?

Elle est moins glorieuse, plus près du cher ego. Elle consiste à se faire aimer par le plus grand nombre ; ainsi, après la mort, on se souviendra longtemps de nous : dans la famille, chez nos amis, dans toute la ville, dans le monde ; on nous citera en exemple ; peut-être même qu'on donnera notre nom à une rue. Et pourquoi pas une statue, pendant qu'on y est? Bien sûr, là encore, à chacun selon ses succès.

Il est des morts célèbres qui ont combiné les deux moyens de survivre. Combien de savants à l'instar de Socrate, Darwin, et même Einstein, ont généreusement contribué aux progrès de la science, tout en menant une vie exemplaire pour les générations à venir : leur œuvre est immortelle et le souvenir de leur personne reste vivant.

Il est des morts plus humbles dont les proches essaient de perpétuer le souvenir comme le raconte une de ces stèles romaines érigées le long des routes :

« A la mémoire éternelle de Clodia Euporia, 40 ans et 28 jours, pudique et sobre, femme douée d'un heureux caractère, pas envieuse des autres, au jugement équilibré, respectueuse du lien conjugal, pieuse également, bienveillante pour sa fille et ses serviteurs, obéissante à ceux qui le méritaient. Tous ses contemporains l'ont aimée. Elle demeure ici, ayant changé de patrie et ravie par un sort funeste. »

Mais cette deuxième façon d'échapper à la mort est plutôt vaine. Pourrait-elle réussir si l'existence s'arrêtait, faute d'artisans pour la perpétuer ? Elle n'est qu'une petite excroissance de l'ego, telle une verrue sur le corps vivant des générations actives.

Mais puisque l'ego est si puissant chez l'homme, pourquoi ne pas « faire avec », comme dans l'économie capitaliste. La tradition de la noblesse, que nous avons évoquée, peut nous servir d'exemple, à ceci près que, cette fois, tout le monde pourra être noble. Au sein de la famille, tous ceux qui ont une conduite honorable seront reconnus par leurs descendants, et les autres, indignes, n'auront pas droit à la postérité. On peut même envisager des galeries de portraits où ne figureront que les artisans de l'Existence. Ainsi le commandement « noblesse oblige » s'appliquerait à tout le monde.

Nous avons eu cet enfant : un fils, un troisième fils, Jacques. Dans sa quinzième année, à l'âge où l'on remet sérieusement en cause les modèles familiaux pour se choisir soi-même et décider ce qu'on fera de sa propre vie, tempête sous un crâne et dans l'environnement du jeune que l'on appelle « crise d'adolescence ». en plein milieu de cette période difficile donc, nous lui avons parlé de son autre mère pas comme les autres. Maintenant, il connaît bien Estelle. Il chérit sa mémoire et, de surcroît, il lui sait gré d'avoir fait de lui un être particulier. Non seulement nous ne sommes pas jaloux de cet attachement mais, au contraire, cela nous ravit. Ceci dit, il a préféré l'appeler « marraine » plutôt que « grande sœur » ou « maman ».

C'est ainsi que les rescapés du naufrage reprirent la mer pour un monde à nouveau chargé de promesses. Mais ceci est une autre histoire. Revenons à la « Guerre de Cent Ans », au moment précis où nous l'avons quittée, juste alors que vont se dérouler les premières escarmouches.

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