Mon Amour de l'An 2000 Georges Réveillac

 

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Chapitre 10 (Seconde partie)

La Guerre de Cent Ans

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Comme quoi il est très difficile de remplacer les acquis culturels de l'enfance.
Quelle est la principale cause de l'échec scolaire ?

(Si tu rencontres « Mômmanh », « existence », « besoin d'existence », va voir au chapitre 2)

Quand les enfants n'ont pas acquis dans leur famille les goûts et les structures mentales nécessaires pour la réussite des études, ils éprouvent de grandes difficultés.

Vous savez bien que les enfants de parents cultivés sont très souvent de bons élèves. Vous savez aussi que les enfants de culture juive ou ceux de culture chinoise réussissent presque toujours leurs études alors que ceux de culture animiste, d'Afrique Noire en particulier, sont souvent des élèves médiocres. Tout le monde sait cela.

Alors, pourquoi exiger de l'école qu'elle amène tous les élèves au sommet ? Comment pourrait-on assumer un tel objectif avant d'avoir compris comment la culture familiale agit sur les études ?

L'enfant apprend l'existence dans son milieu familial, surtout auprès de ses parents. Il apprend énormément au cours des premières années. Il développe des goûts, des structures mentales souvent très complexes et des connaissances. Si cet ensemble est compatible avec la poursuite des études, l'enfant aura des chances de les réussir. Dans le cas contraire, ce sera une épreuve très difficile, beaucoup plus difficile que celle endurée par un gaucher qui veut devenir droitier. Un fait apparemment irrémédiable augmente les risques d'échec : certaines capacités de notre ensemble neuronal - notre intelligence -, si elles ne sont pas utilisées durant la petite enfance, sont perdues à jamais : c'est ainsi que des esprits mutilés abordent l'étude des langues, de la musique, des mathématiques...

Comme quoi il est très difficile de corriger un apprentissage mal fait.

Voici un exemple personnel pour illustrer l'importance des bases culturelles acquises dans l'enfance. Quand je suis venu habiter ma maison, il y a trente ans, j'ai inscrit dans ma tête une table d'orientation dont je vous représente l'essentiel.

Living Existence

Pour situer Rennes par rapport à ma maison, j'ai mémorisé les orientations erronées qui sont barrées sur le schéma. En conséquence, je voyais Rennes à l'est de Fougères alors qu'elle est à l'ouest. Remarque bien que la seule erreur qui entraîne toutes les autres porte sur une toute petite partie du trajet, une rue de Fougères que j'imagine orientée vers le sud alors qu'elle se dirige vers l'ouest.

Voilà une quinzaine d'années que j'essaie de corriger cette erreur : inscrire dans ma mémoire l'orientation juste du parcours qui mène à la capitale bretonne. Rien à faire : le schéma erroné ne veut pas se laisser effacer.

Ainsi, il y a de cela quelques années, pour acheter des livres de science-fiction, je me suis rendu à Bourade. Il y a là-bas une vingtaine de bouquinistes : j'étais sûr d'y trouver mon bonheur. Sachant que Bourade se situe au nord-ouest de Rennes, je pensais en être tout près, à environ 35 kilomètres. A ma grande surprise, j'ai dû en faire le double. Alors j'ai compris que j'avais une fois de plus fait appel à ma carte mentale fausse. Regarde mon petit schéma et tu comprendras. Heureusement, sur la route, je me suis laissé guider par les panneaux indicateurs et la carte routière, alors je suis quand même arrivé à bon port.

Cette fois, j'étais résolu à venir à bout du problème : effacer l'erreur imprimée dans mon cerveau et la remplacer par une carte bien orientée. Je pensais avoir réussi jusqu'au jour où je perdis encore le nord : la mauvaise greffe était ressuscitée, aussi vigoureuse qu'à son premier jour.

Tout ceci pour montrer qu'une erreur d'apprentissage portant sur une petite structure peut être difficile à corriger. Alors tu comprends qu'il est impossible de refaire certains apprentissages extrêmement complexes comme le langage, l'art du raisonnement, la conception de l'univers, les structures familiales, claniques, sociales, les priorités existentielles et leurs mises en pratique... Bref, il est impossible de refaire les apprentissages de l'enfance.

L'expérience des enfants-loups te parlera peut-être plus fort. La mieux connue est celle de ces deux fillettes trouvées en Inde en 1920 par le pasteur Singh. Amala avait deux ans et Kamala sept. Mortes de frayeur, elles étaient tapies dans une tanière en compagnie de deux louveteaux. Le Révérend Singh les sortit de là et, après quelques péripéties, les plaça dans un orphelinat dont il s'occupait. Elevées par les loups, éduquées par les loups, les fillettes faisaient tout à la manière des loups, dans la mesure ou leur organisme humain le permettait.

« Elles laissaient pendre leur langue en imitant leur halètement et se déplaçaient penchées en s'appuyant sur les mains. Elles lapaient les liquides et prenaient leur nourriture le visage vers le bas et en position accroupie. Elles avaient un goût exclusif pour la viande et donnaient volontiers la chasse aux poulets ou déterraient les charognes qu'elles trouvaient. Elles mangeaient les entrailles d'abord, à la façon caractéristique des loups, et manifestaient une photophobie (crainte de la lumière) et une nyctalopie (capacité à bien voir la nuit) marquées. Elles restaient dans un état de prostration la journée entière, n'en sortant que la nuit pour essayer en hurlant de s'évader de leur prison. Ces petites filles dormaient très peu, environ quatre heures par jour. Amala et Kamala grondaient lorsqu'on les approchait et faisaient montre d'une forte hostilité envers les humains. Elles étaient toujours sur le qui-vive, hypervigilantes, bougeaient la tête continuellement d'avant en arrière. Elles étaient indifférentes face aux enfants et quelque peu intéressées par les chiots et les chats. » (Dr Charles Danten. UN VÉTÉRINAIRE EN COLÈRE)

La plus jeune mourut au bout d'un an sans s'être adaptée au mode de vie humain. Kamala survécut sept ans de plus, grâce probablement à la bonté de Madame Singh. Trois ou quatre ans lui furent nécessaires pour l'acquisition de la station debout. Quand elle mourut, après huit ans de captivité chez les hommes, elle avait appris une cinquantaine de mots.

 
(Ceci, je l'ai écrit aux alentours de l'an 2000 et me voici arrivé en 2010. Or, en 2007, le monde a appris que cette histoire n'était qu'une supercherie et qu'on ne connaît aucun témoignage fiable sur des enfants élevés par des animaux sauvages. Serge Aroles, un chirurgien français, au terme de plusieurs années d'enquêtes rigoureuses, a donné les preuves des supercheries de ce genre auxquelles on avait cru jusque-là. Il les rapporte dans son livre « L'énigme des enfants-loups » paru en 2007.

Puisqu'il en est ainsi, mon hypothèse devra donc s'appuyer sur d'autres faits, réels ceux-là. C'est le moment d'apporter ta contribution, ami lecteur.

En tout cas, cette banale mésaventure nous montre combien il est important de pouvoir remettre en cause n'importe quelle idée reçue, aussi solide paraisse-t-elle.)

Ainsi, il paraît impossible de modifier en profondeur les apprentissages de la première enfance. A ce propos, deux exemples me viennent encore en tête, deux de plus.

Le premier concerne Zidane, notre gloire nationale. Aux dernières minutes de sa prestigieuse carrière, il a délibérément compromis les chances de l'Equipe de France en frappant le joueur adverse qui venait de l'insulter. Du même coup, il a salit la belle image qu'il offrait à la jeunesse, l'exemple que voulaient suivre des milliers et des milliers d'enfants. Après cela, il est allé pleurer dans les vestiaires. Ce geste malheureux, je le comprend ainsi : Zidane avait beau savoir qu'un citoyen français ne doit pas se comporter ainsi, les valeurs implantées en lui durant son enfance parmi les pauvres de Marseille ont été les plus fortes ; il devait donner ce « coup de boule » absurde pour respecter un code d'honneur qui n'a plus cours.

Le deuxième exemple me concerne. Au cours de mon enfance dans ma famille paysanne, j'ai appris à épargner, épargner, épargner. La moindre petite chose qui pouvait servir un jour, je devais la mettre de côté : un bout de ficelle, une brindille par exemple. J'écrivais le brouillon de mes rédactions sur du papier de récupération que je gommais ensuite afin de le réutiliser. « Sou par sou, « on ramarre une boursée » (on ramasse un magot) disait mon père. Et un jour, peut-être, on devient assez riche pour acheter « du bien » (de la terre). Les temps ont bien changé, mais je ne parviens pas toujours à m'adapter. Une trentaine d'arbres ont été abattus dans mon bois. J'ai récupéré toutes les branches, même les plus menues, grosses parfois comme mon pouce. Je les transforme en bois de chauffage pour alimenter ma chaudière. Quand je fais ce travail de Chinois, je gagne peut-être un euro de l'heure. Ensuite, comme je n'ai plus le temps d'entretenir mon jardin, je dois embaucher un homme qui me coûte douze euros de l'heure. Je sais compter, j'ai fait ce calcul maintes fois. Si j'étais rationnel, il me suffirait de brûler ces branches comme je le fais pour les brindilles. Mais c'est plus fort que moi : je ne peux pas jeter le moindre bout de bois. La ficelle non plus.

Tout ceci pour dire que la principale cause de l'échec scolaire est à chercher dans le milieu culturel des jeunes enfants.

Si l'éducation reçue pendant les premières années est incompatible avec la poursuite des études, le pauvre enfant souffrira en classe et connaîtra l'échec scolaire. Parmi les sous-produits de cette situation, il y a la haine de l'école et tout ce qui s'ensuit.

Par réussite scolaire, nous entendons l'acquisition des bases de la culture occidentale accomplie, celle qui veut connaître le réel aussi loin qu'il est possible de le faire à notre époque. Le paysan qui se contente de mettre en pratique les recettes traditionnelles héritées de ses ancêtres ne participe pas de cette culture. Ni celui qui est content de lui quand il a appliqué aveuglément les consignes simples diffusées par les organismes de vulgarisation agricole. Mais le paysan bachelier qui a étudié les sciences agronomiques ainsi que la gestion des exploitations agricoles et qui ne peut s'empêcher de développer ce qu'il a appris à l'école, oui, celui-là est un homme cultivé.

Pourtant, il arrive qu'un individu de milieu culturel défavorisé réussisse, malgré tout, de brillantes études. Oui, mais il est une exception. Peut-être a-t-il des dispositions innées extraordinaires ? Peut-être que les circonstances de la vie l'ont amené à développer son intelligence auprès de sources autres que ses parents ? Peut-être que ceux-ci ont été des contre-modèles, lui donnant la rage d'étudier pour ne pas vivre comme eux ? Peut-être les deux ?

Alors ? Quand l'éducation familiale condamne l'enfant à rater ses études, que pouvons-nous faire ? Les parents doivent-ils renoncer ? Doivent-ils, le plus tôt possible, confier l'éducation de leurs enfants à des étrangers, les enseignants des crèches et des écoles maternelles par exemple ? Pour cela, il faut d'abord qu'ils acceptent le risque de voir leurs rejetons s'ennuyer en leur compagnie quand ils seront grands, et fuir au loin pour vivre tranquillement leur culture toute neuve.

Comme quoi l'éducation traditionnelle burkinabé gêne la réussite scolaire et les progrès techniques. Quelle est la principale cause des misères de l'Afrique ?

Et les Burkinabés dans cette affaire ?

Les familles burkinabaises diffusent leurs cultures animistes traditionnelles lesquelles empêchent de réussir des études modernes. L'école, quand elle existe, est le plus souvent impuissante. La culture scientifique et ses avatars, les techniques modernes efficaces, ne parviennent pas à entrer dans un tel pays. Le sida s'est développé pratiquement sans entraves parce que la culture traditionnelle s'oppose aux explications scientifiques et à l'utilisation du préservatif.

Les obstacles à l'acquisition d'une culture scientifique commencent à s'édifier dans le milieu familial, alors que l'enfant est au sein. Ils vont donc structurer la personnalité de l'individu tout au long de sa vie. Et ils seront ainsi transmis de génération en génération, sans que l'école moderne puisse les contrer efficacement. Puisqu'il en est ainsi, pourquoi l'incapacité de l'Afrique à réussir son développement économique ne s'étendrait-elle pas sur quelques siècles ? Il a bien fallu mille ans à nos ancêtres francs pour retrouver le niveau scientifique de l'antiquité gréco-romaine.

Quelle est la principale cause des misères de l'Afrique Noire ?


Enfin, tu sais pourquoi notre bel enthousiasme du début avait fondu. Nous étions arrivés jeunes et innocents, croyant que nous allions translater l'Afrique dans le vingtième siècle, d'un coup de notre baguette magique. Ayant pris conscience du barrage contre la science perpétué innocemment par les familles burkinabaises, nous étions désormais convaincus que notre belle mission était, au moins pour les décennies à venir, vouée à l'échec : l'Afrique n'est-elle pas le seul continent où la pauvreté gagne du terrain, escortée par d'épouvantables guerres, des génocides, des famines... Les malheureux Africains se trouvent projetés dans un espace existentiel planétaire aux connaissances scientifiques avancées et pour gérer cette existence moderne, ils ne peuvent s'affranchir de la pensée animiste, si éloignée de la pensée moderne.

Je ne prendrai qu'un exemple : voyez comment ils procèdent pour prévenir le sida.

Rien d'étonnant donc si, au lycée, le niveau scolaire et la motivation pour les études étaient aussi bas l'un que l'autre.

Il existait, pour nos enfants, une autre raison impérieuse de rentrer au pays.

Loin de manifester de l'hostilité à l'encontre de nous-autres, blancs occidentaux, les Burkinabés nous considéraient plutôt comme des génies d'un autre monde, des Martiens en quelque sorte. Cette forme de racisme peut être agréable à subir, dans un premier temps. Mais les Martiens seront toujours perçus comme des gens d'une autre espèce, incapables de comprendre ce que ressentent les Burkinabés. Tu sais, puisque je l'ai déjà dit, que cette mutuelle incompréhension était due à une mauvaise interprétation de nos différences culturelles.

Comment les Africains peuvent-ils sauter dans notre époque tout en préservant le meilleur de leurs cultures ?

Il existe bien une méthode pour accorder deux cultures très différentes. Nous l'avons vu dans le chapitre théorique « Comment les cultures peuvent-elles s'entendre et s'enrichir sans se détruire ? ».

Soit, mais la méthode dont je t'ai parlé pour des échanges culturels approfondis était loin d'être praticable puisque Mômmanh vient tout juste de me l'enseigner. Et puis elle doit être réalisée par les sommités culturelles des deux nations en présence. Donc, en dépit de l'accueil chaleureux, des sourires et de la bonne humeur, nous étions voués à rester isolés sur cette terre, dans notre bulle de Martiens.

(Pour combattre une tenace idée reçue, je dois dire que ce syncrétisme ne signifierait nullement la mort des cultures africaines. Il suffit de voir comment les Japonais, par exemple, concilient leur culture traditionnelle à la fois animiste, bouddhiste et confucéenne avec les recherches scientifiques les plus avancées. )

Et puis, à supposer que soient réalisés ces accords au sommet entre les cultures occidentales et les animismes burkinabés, on n'aurait fait que la moitié du chemin. Il resterait le plus dur : enseigner aux enfants cette nouvelle culture syncrétique afin qu'ils la mettent en œuvre le plus tôt possible. Peut-être faudrait-il, pour cela, mettre des milliers d'enfants à l'école dès l'âge de deux ans. Peut-être même serait-il nécessaire de les envoyer dans des pensionnats, provisoirement hors d'atteinte de l'influence familiale.

Trouverait-on un grand nombre de familles suffisamment altruistes pour confier l'éducation de leurs bébés à des étrangers et supporter que leurs propres enfants, ayant fait le saut dans un autre univers, deviennent pour eux des étrangers ? Je crois que oui. Ma mère l'a bien fait pour moi, tout en prophétisant : « Quand tu seras devenu un « Monsieur », tu ne nous connaîtras plus. »

C'est pourquoi, malgré le confort de notre vie exotique, il ne nous en coûtait pas trop de rentrer au pays, dans la belle maison bâtie grâce à nos économies de coopérants. Je comparais ma vie au Burkina Faso aux grandes vacances, loin des soucis quotidiens, dans un monde irréel. Eh bien, ces grandes vacances avaient assez duré.

Dans ce pays où nous étions regardés comme d'étranges Martiens à la technologie avancée, nos enfants étaient traités avec beaucoup d'affection. A journées entières et même davantage en cas de maladie, nos boys les veillaient, les portaient dans leurs bras solides, jouaient avec eux, bien plus proches de ces petits que de nous-mêmes. Mais ils les regardaient aussi comme de petits seigneurs, et les autres Burkinabés, les paysans, les vendeurs, les élèves faisaient de même. Par exemple, à la pêche dans un quelconque marigot, si Pablo accrochait son hameçon à une racine du fond, aussitôt trois ou quatre « bigas » plongeaient pour aller le détacher. Et, s'il arrivait que ces enfants, comme tous ceux du monde, luttent et se bagarrent parfois, ils n'auraient pas osé bousculer un petit « toubabou ».

Un retard dans leurs études tel qu'il pouvait être irrémédiable, un sentiment de supériorité nourri d'illusions, des habitudes de vie facile, sans lutte, à commencer par l'utilisation courante de nos semblables, les « boys », pour toutes les tâches « domestiques » : nos enfants allaient partir bien mal préparés dans la vie, l'unique, sans possibilité de redoublement. Pour commencer, ils risquaient fort de ne pouvoir assurer correctement leur existence en France : ils seraient comme ces chatons dorlotés en hiver et qui, à leur première sortie de printemps, succombent au premier coup de griffe.

Voilà pourquoi, après dix années d'Afrique, un an avant l'entrée en sixième de Pablo, nous emménageâmes en France. Pour cette importante décision, nous étions bien d'accord. Nous commençâmes à enfoncer nos racines neuves dans une petite ville de l'ouest que, pour vous, j'appellerai la Futaie. Les enfants découvrirent qu'ils n'étaient pas des seigneurs et ils connurent leurs premières bagarres, même Estelle. Jeanne et moi, nous obtînmes chacun un poste à la Futaie, du premier coup, ce qui était une chance.

La Guerre de Cent Ans pouvait reprendre, revigorée par l'importance des nouveaux enjeux. Nous n'étions plus en visite à l'étranger, mais chez nous, dans notre maison ; nos enfants entamaient pour de bon le marathon des études et, puisque nous n'avions plus de boys, il fallait partager les tâches ménagères ; enfin, après un trop-plein de promesses non tenues, une réforme approfondie du communisme était à entreprendre. Les grandes vacances étaient finies, la vraie vie commençait.

Puisque les enjeux nouveaux étaient si importants, puisque la vie commençait pour de bon, nous n'allions sûrement pas la laisser gâcher. Aussi bien l'un que l'autre, consciemment ou non, nous étions bien décidés à lutter fermement pour installer définitivement notre pouvoir.

Un de nos champs de bataille préférés fut l'aménagement de la maison et du jardin, surtout la partie intérieure de notre nid. Chacun voulait le faire à son goût. S'il paraît difficile de réussir un beau tableau à deux, l'entreprise devient carrément impossible quand chacun y peint ce qui lui plaît sans se préoccuper de ce que l'autre y a mis, si ce n'est pour le recouvrir. Imagine quel chef-d'œuvre d'art abscons produira une telle collaboration. C'est pourtant ce que nous faisions.

Combien des reproductions d'œuvres que j'avais amoureusement choisies et payées, poussant la délicatesse jusqu'à les offrir à Mon Amour pour Noêl ou la fête des mères, combien de ces beautés chargées d'éclairer notre âme sont-elles allées chercher refuge dans une benne à ordures ? Combien de tapisseries ont-elles été arrachées, puis refaites à grands frais ? Combien de meubles bon marché, choisis par moi-même, sont-ils allés tenter leur chance chez les chiffonniers d'Emmaüs ? Combien de charmants bibelots dont le principal défaut était de ne pas me plaire ont-ils malencontreusement chu sur le carrelage impitoyable ?

Maintenant, nous partageons les pouvoirs sur notre habitation : à Jeanne la maison, et à moi le jardin. Les critiques et les conseils de l'autre sont les bienvenus, mais chacun reste maître de son domaine. Que de gâchis avant d'en arriver là !...

Les épisodes de ce dur combat s'étalèrent sur plusieurs années. Je finis par accepter une défaite stratégique. Le décor de notre champ de bataille était loin d'être ma préoccupation majeure : c'est pourquoi je cédai peu à peu du terrain dans l'espoir d'obtenir des concessions sur les fronts qui me souciaient davantage. J'évacuai ainsi les chambres des enfants, puis le salon, la cuisine, toute la maison pièce par pièce, mais jamais je n'obtins la moindre compensation. Et même ! Tiens-toi bien ! J'en vins à redouter les moments où elle me demanderait conseil !...

Eh oui ! Figure-toi que, si elle éprouvait malgré tout le besoin d'avoir mon avis sur ses projets de décoration, jamais elle ne suivait le moindre de mes conseils. Jamais !... Elle craignait tellement de voir l'ennemi camper à nouveau sur son territoire que la moindre de mes suggestions était prise pour un soldat camouflé que j'aurais envoyé préparer la reconquête. Une de ses expressions favorites était « symbole phallique ». Des symboles phalliques étaient censés se dissimuler dans la plupart de mes décors préférés. J'en vins alors à pratiquer une stratégie aléatoire : puisque mes choix étaient systématiquement rejetés, au lieu de les exprimer, j'en formulais d'autres, tout à fait contraires à mes goûts, avec l'espoir que le hasard ainsi orienté favoriserait mes vrais désirs. Mais comme je ne suis pas doué pour le mensonge, ces acrobaties ne firent pas long feu : je fus pris en flagrant délit de tromperie et Jeanne se mit en colère.

Non seulement, au lieu de prendre la bonne voie pour corriger nos discordances, nous foncions dans la direction opposée mais, chemin faisant, de nouveaux différends se formaient dans l'ombre puis arrivaient au jour. Ceux-là naissaient du fait que nous changeons inévitablement tout au long de notre vie, en même temps que le monde autour de nous.

Comme quoi nous ne pouvons pas stopper l'évolution : nous pouvons seulement tenter d'en prendre le contrôle.

Car tu sais, bien sûr, que tout change constamment, dans l'univers, tout... Alors, ceux qui voudraient fixer la nature à une étape de son évolution, ceux qui chercheraient à figer une société dans une période bénie de son histoire, ceux-là ne seraient au mieux que des empailleurs.

Et, dis-moi, Mômmanh pourrait-elle les aimer alors qu'ils s'apprêtent à stopper sa quête d'existence ? Hélas oui, car ils sont autant que nous, une partie de sa conscience libérée ; elle ne peut que les laisser faire, le temps que leur entreprise les amène au désastre.

Cependant, il devrait se produire le même phénomène que pour l'amour charnel. Tu t'en souviens : le christianisme a voulu éradiquer de nos âmes ce qu'il considérait comme une souillure, mais, avec l'appui des penseurs et des poètes humanistes, notre vieille Mômmanh l'a emporté.

Donc, au cours de leur vie, les époux changent. Peuvent disparaître l'un après l'autre les attributs qui en faisaient de bons partenaires pour l'existence. Ton amour était jeune, beau, riche, fort, puissant et célèbre. Fatalement, il perdra sa beauté, tout en devenant vieux et fragile. Il peut même perdre davantage et plus vite, se retrouvant défiguré, handicapé, ruiné, malade et en prison. Alors, si tu aimes davantage l'argent que la bonne humeur de ton époux, plus sa jeunesse que son intelligence et plus sa brillante situation que sa générosité, ton amour en toc sera écrabouillé dès le premier accident.

Même le caractère de l'être aimé, ce à quoi on fait allusion quand on dit : « Ce n'est ni son argent ni son rang que j'aime, c'est sa personne. », peut se trouver modifié par l'alchimie du temps. Même ce « moi » donc, apparemment inaltérable, peut subir quelques transformations. Ainsi, verra-t-on, exceptionnellement, un être dynamique et enjoué entreprendre de dissoudre ses qualités dans l'alcool, un fainéant se muer en un travailleur, un lâche devenir courageux... Toutefois, ce genre de changement, celui du moi, est nettement plus rare que le précédent.

Quand les bases de l'accord existentiel nommé « amour » sont ainsi modifiées, de nouveaux différends entre les amoureux risquent d'apparaître. Heureusement, nous avons eu la chance d'échapper presque totalement à ce genre d'épreuve. Les changements les plus importants me concernent.

Jeanne avait épousé un communiste, lequel était aussi un enseignant bien noté. Tu sais ce qu'il advint de ma foi dans « Le Parti ». Quant à ma carrière d'enseignant, elle devint de plus en plus sombre, chaotique, incertaine. A la fin de cette double évolution, j'étais un ex-communiste et un enseignant méprisé.

Eh bien, ces mutations n'ont pas ébranlé notre amour. Et même, elles ont probablement contribué à le réparer : j'ai pris conscience que Jeanne est plus attachée à ma personne qu'à ses attributs. Je sais que je peux compter sur elle, et mon amour en est tout revigoré.

Comme quoi chaque idéologie personnelle tente de s'inscrire dans une grande famille idéologique.

T'ai-je dit que, dans l'espèce humaine, chaque individu a son idéologie personnelle ? Comme il ne peut pas réaliser l'existence tout seul, il se cherche le plus grand nombre possible de coreligionnaires, autrement dit, il entre dans la famille idéologique qui lui convient le mieux, à condition qu'il la trouve.

Au sein de cette famille, que l'on nomme église ou parti, se constitue un tronc commun de convictions partagées par le plus grand nombre. Chez les communistes français, cela s'appelait « la ligne du Parti ».

Bien sûr, il n'arrive pratiquement jamais qu'une idéologie personnelle coïncide parfaitement avec « la ligne »

Voici donc ce qu'on trouve dans l'idéologie personnelle de Jeanne. Elle reste attachée au communisme pour deux raisons. L'une est un souci primordial d'égalité entre les hommes, souci que je partage. L'autre est le lien très fort qui 1'unit aux martyrs de sa famille, surtout à son père. Elle refuse qu'on fasse d'eux une image déshonorante, et là encore, je suis avec elle. Ils étaient intelligents et généreux, avant tout. Et ils ont fait avancer l'histoire vers le développement des capacités humaines, même s'ils se sont lourdement trompés. Elle veut qu'ils entrent dans la postérité tels qu'ils étaient vraiment, et non tels que les idéologies concurrentes les ont défigurés.

Comme quoi nous devons rendre honneur aux militants ennemis qui ont cru bien faire.

Or, c'est aussi ce que je veux, depuis que j'ai découvert Mômmanh et la gestation des idéologies. Je veux qu'on honore la mémoire de ceux qui ont fait leur possible pour assurer le triomphe de l'Existence : ils étaient généreux, même quand ils se sont lourdement trompés.

En y réfléchissant bien, je vois une troisième fraternité entre nos idéologies personnelles : nous souhaitons ardemment que les sciences parviennent à comprendre l'homme et son histoire, de façon à les améliorer tous les deux.

Donc, puisque nous sommes d'accord sur ces trois points essentiels, il n'y a pas, entre nous, de différend idéologique sensible.

Le délabrement de ma carrière risquait davantage d'élargir la déchirure qui se faisait de plus en plus douloureuse.

A l'origine de ces nouveaux déboires, il y avait encore l'étrange maladie dont je t'ai longuement parlé. Mon démon n'était pas mort : il ne s'éteindra qu'avec moi.

Comme quoi un vice extirpé de l'inconscientn'est jamais complètement éradiqué.

Et encore ! je n'en suis pas vraiment sûr. Non, il n'était pas éliminé : je le contenais dans sa tanière, tant bien que mal et il se tenait prêt à en sortir au premier appel. N'oublie pas, non plus, que je n'aurais jamais découvert Mômmanh sans ce pacte avec le diable. Mais, quand il a rompu ses chaînes, il est semblable à un dragon furieux et je ne parviens pas du premier coup à le maîtriser : il me faut de la patience pour cela.

Peu de temps après notre retour d'Afrique, deux grands stress déchaînèrent le monstre. La théorie marxiste de l'histoire, prétendument scientifique, me paraissait être en désaccord de plus en plus flagrant avec la réalité et, du coup, j'étais en manque d'idéologie. Ayant perdu mes dieux, il me fallait en trouver d'autres, sous peine de n'avoir plus d'échappatoire à la mort.

Par ailleurs, je devais enseigner l'histoire à des collégiens. Je n'avais pas été formé pour cela, mais ce n'est pas ce qui me gênait le plus.

Quelle histoire ?...

A quelque chose malheur est bon : puisque je n'y croyais plus, je ne risquais pas de me laisser aller à enseigner l'histoire selon Marx et de trahir ainsi la morale de l'Ecole Laïque.

Malheureusement, je ne pouvais guère profiter de cet avantage car je n'avais pratiquement rien à enseigner. Les élèves attendaient de leur maître, moi en l'occurrence, qu'il leur fît découvrir et revivre les moments les plus importants de notre passé. Ils attendaient le plaisir de s'identifier aux héros du temps jadis, et de piétiner les méchants. Ils attendaient une histoire vivante et je ne leur apportais qu'une jungle de questions fastidieuses.

Comprendre aussi bien que l'on peut le moteur à explosion, c'est-à-dire au point d'être capable de le reconstruire et de le modifier, cet extrême souci de tout comprendre qui m'empêchait de dormir, les élèves étaient loin de le partager. Certains, pleins de bonne volonté, m'accompagnaient quand même dans cette démarche jusqu'au seuil de l'insupportable, le moment où , à force de questionnements, l'histoire avait perdu toute réalité en même temps que tout intérêt. Ainsi, l'épopée d'Ulysse se trouvait transformée en un hachis innommable dont même les asticots n'auraient pas voulu.

Entraîné par mon démon, je me sentais bien incapable de répondre au désarroi des enfants. Il arrivait quand même que mon questionnement personnel aboutît à des éléments de réponses. Bien sûr, je voulais en faire profiter les élèves : hélas ! Généralement, ces réponses avaient un tel niveau d'abstraction qu'ils ne pouvaient rien en saisir. Ainsi, n'avais-je pas obstinément tenté d'expliquer le rôle important joué par la naissance de la philosophie chez les Grecs !... En particulier, ils avaient commencé à réfléchir sur l'esprit humain et ils avaient réussi à le rendre plus performant. Les progrès qu'ils avaient ainsi apportés dans l'art du raisonnement permettent de comprendre comment ils parvenaient à vaincre des peuples nettement supérieurs en nombre. Si, au lieu de bâiller, mon auditoire m'avait suivi jusque-là, alors serait devenue intelligible l'incroyable prouesse d'un petit roi de vingt ans, Alexandre le Grand qui conquit l'empire le plus démesuré jamais assemblé jusqu'alors, et cela en une dizaine d'années seulement.

« Les Grecs avaient appris à se servir de leur tête beaucoup mieux que leurs voisins. » Ceci, mes élèves auraient pu le comprendre. Si je m'étais contenté de cette explication à leur portée, la plupart auraient aimé mon cours. Mais mon démon était aux commandes. Il exigeait que j'atteignisse l'intelligence parfaite de cette épopée. Je m'en sentais incapable, mais le démon que vous connaissez continuait de me tirer jusqu'à ce que je fusse complètement noyé. Alors, voyant la classe entière consternée, jecommençais à bafouiller et les élèves s'agitaient, cherchant des occupations plus intéressantes pour tuer le temps.

En résumé, quand le diable tenait la barre, je voulais entraîner les élèves dans ma folle exigence de tout comprendre et, heureusement, ils se cabraient. Bien sûr, je m'en voulais et je luttais, mais le démon avait presque toujours le dessus, tellement était vivace mon exigence de tout comprendre parfaitement, à commencer par l'histoire.

Ainsi, lentement mais sûrement, d'année en année, je me bâtissais la solide réputation d'un professeur dont le cours d'histoire était aussi fumeux qu'ennuyeux. On m'appela Folamour, en souvenir du sinistre héros d'un film célèbre. Des graffitis en mon honneur fleurirent sur les tables et les murs des salles de classe où je sévissais.

« Folamour P. D.
- A bas Folamour !
- Folamour es-tu fou ? »...

Les paroles hostiles, les actes aussi, se multiplièrent, impliquant le plus souvent des élèves, mais également des parents. Un jour, en sortant du collège, je reçus un trognon de pomme. Plusieurs fois, ma voiture fut maculée. Au téléphone, à toute heure du jour ou de la nuit, des messages insultants, plus humiliants les uns que les autres, arrivaient dans l'oreille de celui qui avait décroché : Jeanne, moi, l'un ou l'autre de nos enfants... Un soir, alors que j'étais au cinéma en compagnie d'un ami, dans la salle obscure, nous fûmes bombardés depuis le balcon avec des morceaux de chewing-gum mâché. Dans la rue, dans les hypermarchés, dans tous les lieux publics, il m'arrivait souvent d'entendre des quolibets : « Folamour, es-tu fou ? »...

Dois-je t'en dire davantage ? Je fus progressivement amené à prendre conscience d'une nécessité urgente : améliorer la qualité de mes cours. Ce grand coup de pied au derrière était donc salutaire.

Théorie de la lutte pour l'existence : de son bon usage personnel.

Pour faire rentrer mon dragon dans sa niche et obtenir qu'il y reste, je cherchai un moyen plus efficace que les autres, ceux qui venaient de prouver leur manque de fiabilité. Entre temps, j'avais découvert Mômmanh. Du coup, j'avais une réponse globale à mon lancinant questionnement sur d'éventuelles lois régissant l'histoire, mais je ne pouvais utiliser dans mes cours cette théorie non reconnue. En outre, selon les critères scientifiques, elle peut être fausse : j'en étais convaincu.

Non, j'utilisai autrement ma découverte.

C'était l'exigence de tout maîtriser, tout, tout, tout ! qui me tourmentait. Alors, je me dis : « Il n'est pas possible d'assurer l'existence tout seul, mais tu peux compter sur les autres. ». Oui, je venais d'inventer l'eau chaude, mais il n'empêche que je me sentis soulagé d'un énorme poids.

Ceci fait, je me trouvai libre d'entreprendre et de faire au mieux. Pour cela, je n'avais qu'à mobiliser les ressources placées en moi par Mômmanh, en me disant : « Elles sont presque toujours bien plus grandes qu'on ne le croit. ». Je venais simplement de redécouvrir combien il est important d'avoir le moral. Je venais une nouvelle fois d'inventer l'eau chaude et j'y puisai un grand bien.

Tu connais l'importance du moral. Quand Mômmanh est convaincue que toutes les ressources de notre être sont capables de belles réussites, elle les mobilise. Toutes. Et ça y va ! Car c'est elle le vrai chef.

Ne plus exiger de tout maîtriser seul. Compter sur les autres. Et mobiliser mon énergie pour faire quelque chose.

Dans la pratique, je constatai que certaines formules me réussissaient bien, sans doute parce qu'elles étaient concrètes et adaptées à mon cas. En voici une qui marche toujours : « Tu n'as pas à faire le malin. « Laisse-z'en » aux autres. Arrache ton existence jusqu'au bout des doigts. ».

Et désormais, je parvins à maîtriser le monstre plutôt aisément, compte tenu de sa pugnacité habituelle.

« Aide-toi et le Ciel t'aidera. » Le Ciel se matérialisait parfois dans la personne d'élèves gentils à qui Mômmanh avait donné une bonne dose d'empathie : ils avaient senti le démon qui m'habitait et ils m'aidaient à le chasser. Quand, après que je me fusse engagé dans des explications interminables, je commençais à bafouiller, sentant que je ne parviendrai jamais à satisfaire mon exigence de parfaite intelligibilité, ils m'arrêtaient, disant : « C'est bon, monsieur. On a compris. »

Grâce, en partie, à leur aide, mes cours d'histoire devinrent assez vite ce qu'ils auraient toujours dû être : clairs et vivants, à condition qu'il n'y eût pas trop de perturbations. Je pensais qu'après quelques années de gros efforts, la mauvaise réputation que j'avais acquise serait effacée. Je serais alors redevenu ce que je souhaitais être : un maître.

Au lieu de cela, l'hostilité à mon égard allait s'aggravant. Je n'y comprenais rien. Une « chasse au dahu » était lancée contre ma personne et je ne pouvais m'en rendre compte, car c'est un phénomène nouveau dans les écoles.

Eh bien, tant pis : je décidai d'aller travailler dans une autre ville où ma réputation serait vierge. J'obtins une mutation pour Saint-Martin-de-Grosbois, à trente kilomètres de La Futaie. J'allais enfin pouvoir repartir du bon pied. J'étais content. Hélas ! Je ne tardai pas à réaliser qu'une nouvelle « chasse au dahu » était lancée, encore contre moi.

Jeanne eut des doutes au sujet de ce nouveau harcèlement. Aussi, elle me dit : « La maladie de la persécution est un des signes de la paranoïa. Va donc consulter un psychiatre. » Ce dernier affirma que je n'étais nullement paranoïaque et même, au vu de mon dernier rapport d'inspection, que j'étais un bon enseignant. Je n'en demandais pas tant pour être rassuré. Toutefois, cette absolution du médecin des âmes n'arrêta pas la meute lancée à mes trousses. La nouvelle « chasse au dahu » virait parfois au cauchemar.

Je te dois des explications. Dans les colonies de vacances de ma jeunesse, la « chasse au dahu » était une farce à l'intention des nouveaux moniteurs. On leur présentait cette chasse comme le moment fort des vacances. Le dahu, qui n'a jamais existé, était, leur disait-on, un animal local à la chair succulente, mais particulièrement craintif. Il vivait au creux des grands bois, bien caché, et ne sortait que par les nuits sans lune. On organisait alors une grande battue dont les nouveaux moniteurs étaient les héros. Armés de bâtons, ils devaient attendre toute la nuit, au détour d'un sentier touffu, les dahus que les rabatteurs ne manqueraient pas de leur envoyer.

A l'école moderne, ce que j'appelle « chasse au dahu, c'est un type de chasse aux « mauvais » enseignants, c'est-à-dire ceux qui ont la réputation d'être particulièrement incompétents. Eh bien, il arrive que cette réputation soit injustifiée. Dans ce modèle, de même que le dahu est imaginaire, le « mauvais » enseignant n'est pas réel. Cependant, le malchanceux sur lequel on a greffé ce masque et qui ne parvient pas à s'en défaire, ce malheureux existe.

Il a toutes les apparences d'une personne ordinaire, mais on ne peut manquer de le reconnaître quand il est visé par des quolibets, voire même de menus projectiles tels que les boulettes de papier mâché, les glands, les châtaignes... Alors, on se demande quelle dérisoire indignité se dissimule sous l'apparente respectabilité du personnage.

Ce « dahu » des temps nouveaux, d'où peut-il bien sortir ?... Il est né, à leur insu, d'un comportement nouveau des parents. Ceux d'autrefois exigeaient que leurs enfants respectassent les enseignants, quels qu'ils fussent. Maintenant, et c'est peut-être une conséquence de la révolte soixante-huitarde, ce droit inscrit dans la tradition, le respect dont bénéficiaient tous les notables, n'existe plus. Les médecins, les maires, les juges, les professeurs ne sont respectés que si on estime qu'ils le méritent. Et même, certains parents encouragent leurs enfants à manifester leur hostilité envers les « mauvais enseignants ». Aussi longtemps qu'il ne porte pas atteinte aux droits de l'homme, ce contre-pouvoir démocratique est un progrès.

Il devrait n'être que cela. Mais un bon principe peut se trouver en opposition avec un de ses collègues : un autre bon principe.

En classe, les enfants ont besoin d'un maître, au sens noble du terme. Si des parents ont retiré son pouvoir au professeur, comment pourra-t-il être ce maître ? Chahuté, méprisé, s'il ne réussit pas un difficile retournement d'opinion, il est condamné à n'être qu'un « mauvais » enseignant aussi longtemps que son temps de galère n'est pas achevé.

Il y a aussi, et ils sont de plus en plus nombreux, des parents qui croient que le « mauvais » enseignant est l'unique responsable des mauvais résultats de leurs enfants. Donc, ces pauvres petits lui retirent leur confiance. Leur résistance qui n'est pas toujours passive ajoute ses effets pervers au chahut déjà existant : la classe se détourne du « mauvais » professeur qui, à moins d'un improbable secours, n'a plus la possibilité d'être un maître. Même s'il n'était pas un « mauvais » enseignant, il l'est devenu et il le reste, prisonnier de ce piège, sans possibilité de retour.

Parce qu'un « bon » professeur peut être victime de ce processus ?...

Non, ce n'est nullement une fiction d'auteur. Quelques-uns même, pour lesquels cette situation était particulièrement insupportable, en sont morts. Oui, pour de vrai !...

Comme quoi les enfants ne se sentent responsables que devant leurs parents.

Tant qu'ils n'ont pas franchi la zone de turbulence de la crise d'adolescence, c'est uniquement devant leurs parents que les enfants se sentent vraiment responsables. Et encore ?... C'est le privilège de leur âge : la vie n'est encore qu'un jeu, c'est-à-dire un entraînement avant d'entamer l'existence pour de vrai. C'est Mômmanh qui l'a voulu : ainsi, le petit d'homme a tout loisir de bien se former pendant ses nombreuses années de jeunesse afin d'être en mesure, plus tard, de répondre à l'immense espoir placé en lui.

« - Et la chasse au dahu ?

- Voilà !... Voilà. Cela peut se passer ainsi. »

Des personnes dignes de confiance ont répandu une rumeur au sein du collège : « Un professeur particulièrement nul vient d'être affecté chez nous. C'est lamentable ! Quel enseignement vont recevoir nos enfants ? Quelle réputation va avoir notre collège ? Nos élèves vont aller dans le privé, à l'Immaculée Conception et certains d'entre nous vont perdre leur poste... Quant au prestige de notre école ? Et la sauvegarde de l'idéal laïque, y pensez-vous ?... »

Un premier élément du piège est en place. Au suivant.

Comme dans n'importe quel collège, il existe des enfants qui souhaitent s'évader du travail scolaire, ne serait-ce qu'à temps partiel. On y trouve aussi ceux qui ne veulent plus souffrir à cause de leurs mauvaises notes. Si de mauvais enseignants pouvaient endosser la responsabilité de leur échec, ils seraient soulagés. Pour peu que leur caractère soit plutôt égoïste, ils cherchent des victimes parmi leurs maîtres : soit un incompétent véritable, soit un dahu. Le nouveau professeur d'histoire porte une grande affiche dans le dos : « Complètement nul ». Les petits chasseurs s'extasient : « Oh là là ! Quel magnifique dahu nous arrive là ! »

On l'observe, pour commencer. La rumeur continue de circuler. Elle prend de l'ampleur. La 5ème P est particulièrement motivée pour ce genre d'action. Ils envoient en opération un char d'assaut, c'est-à-dire un élève du fond de la classe qui, tout à la fois, déteste les études, adore chahuter et ne craint pas les sanctions. Il jette de l'encre sur une voisine, la plus studieuse de la classe, provoque un scandale, reçoit de la part du professeur une punition, proteste violemment et avec insolence, se retrouve au bureau de Monsieur Ventoux, le principal adjoint.

« - Encore toi ! Tu commences bien l'année ! Qu'est-ce que tu as fait, cette fois ?
- Je n'ai rien fait. C'est le professeur d'histoire qui m'accuse...
- Arrête ! Je connais cette chanson par cœur. Qui est ton professeur d'histoire ?
- Dufour. Il est complètement nul.
- Monsieur Dufour, s'il te plaît !
- Monsieur Dufour. On ne comprend rien à ce qu'il raconte. Et puis, il est toujours après moi.
- Monsieur Dufour ! Oui, oui, je sais... Les professeurs, c'est exactement comme ses parents : on ne les choisit pas. Mais ce n'est pas une raison pour lui manquer de respect. Ta consigne est maintenue et tu n'oublieras pas de me montrer le travail qu'il t'a donné... »

Le char d'assaut rend compte de sa mission : « Bon ! j'ai ma colle, d'accord, mais c'est seulement parce que Ventouse ne peut pas faire autrement. Il faut bien qu'il soutienne ses profs, sinon ce serait le bordel complet ! En tout cas, il ne peut pas saquer Dufour, ça, c'est sûr On peut mettre la zone, les gars !... C'est tout bon !... »

Les 5ème P envoient des messages à toutes les classes concernées. Les graffitis en mon honneur recommencent à fleurir partout, sur les tables, les murs, sous le préau, sur les bancs de la cour : « Toufou. Toufou Nul. Toufou PD... » La « chasse au dahu » est lancée.

A tous les conseils de classe de fin de trimestre, devant mes collègues et un membre de la direction, en public donc, c'est toujours à moi et bien souvent à moi seul que les délégués de classe ou les représentants des parents font des reproches. Ceux-ci ont quand même une qualité : leur riche variété. Il arrive qu'un parent d'élève pose sur moins un regard long, long, et chargé de si lourds reproches que je comprends à quel point ma présence ici est insupportable. Et où pourrai-je donc aller?

Dans ce collège, les trois quarts des enfants appartenaient à des familles cultivées. Le quart restant fournissait la majeure partie des élèves faibles. Ceux-ci étaient placés dans des classes assistées, à vitesse réduite. En conséquence, les autres classes avaient le plus souvent un très bon niveau. Jamais aucun de mes élèves n'avait obtenu 20/20 de moyenne trimestrielle en « histoire-géo » : eh bien, dans ce collège, c'est arrivé plusieurs fois. La 5ème P ne faisait pas exception : elle avait son lot d'étoiles et de bons élèves. Son intelligence s'exprimait particulièrement bien dans la manière dont elle conduisait la « chasse au dahut ».

Dans les autres classes, le processus que je t'ai décrit avait un caractère spontané et se déroulait dans la confusion. Les meneurs de la 5ème P, eux, l'avaient analysé, comme je l'ai fait pour toi, et ils conduisaient leur opération méthodiquement, en futurs cadres qu'ils étaient. En premier lieu, ils ne voulaient surtout pas rater leurs études. Donc, ils concentraient leur chasse sur seulement trois cours : histoire-géographie, anglais et musique. En conseil de classe, leur professeur principal pouvait même les complimenter : « Ils sont si gentils !... » Alors, les trois minables professeurs, tellement nuls qu'ils avaient su rendre agressifs ces « gentils », tu comprends qu'ils cherchaient vainement, dans la salle du conseil transformé en tribunal, un endroit pour cacher leur honte.

Ainsi, leur « chasse au dahu » était-elle menée de manière méthodique. En voici une autre illustration. Leur classe comptait trois « chars d'assaut », type d'élève dont je vous ai déjà parlé. Ils auraient détesté le collège si, gentiment, leurs camarades studieux ne leur avaient offert un rôle en or : mener le chahut contre les dahus. Alors, ils pouvaient enfin exister au sein de la communauté éducative. Quel bonheur ! L'un d'eux ne s'étonna-t-il pas, en parlant de moi : « Mais pourquoi il me regarde comme si j'étais un criminel ? Je ne fais rien de mal ! » Un autre, le plus enthousiaste, en bonne voie d'exclusion sociale, jugea qu'il avait rempli sa mission avec le professeur d'histoire. Il voulut développer son action de bienfaiteur. Aux meneurs de la classe, les futurs cadres supérieurs, il demanda :

« - On pourrait pas descendre la mère Lavion ? C'est une pétasse.
- Non, firent les leaders, d'un signe de tête.
- Ah bon... Et le prof de bio, alors, Jordan. C'est un sacré connard, celui-là.
- Non, lui répondirent une fois encore les signes de tête. »

Dans une autre 5ème, une autre année, une élève déléguée de classe aguichait son char d'assaut et lui demandait.

« - Alors ? Et Toufou ?
- Alors, rien pour l'instant. J'y mets le paquet, pourtant, tu peux me croire ! Mais il serre les dents... »

Quantité de signes dont je viens de vous énumérer les plus criants convergeaient en direction d'une conclusion unique : dans l'enseignement, Dufour est une nullité. Je sentais bien que tous, ou presque, avaient cette opinion de moi, opinion qui allait se renforçant grâce à l'efficacité de la « chasse au dahu ».

En quoi le regard d'autrui affecte-t-il mon existence ?

Le regard des autres est un miroir dans lequel il nous faut regarder. Souviens-toi qu'il fait partie de la deuxième base existentielle humaine : les liens avec autrui.

Bien qu'on ne puisse l'empêcher d'être déformant, nous parvenons généralement à nous accommoder de ce miroir, mais le regard des collègues me renvoyait l'image de quelqu'un d'autre, quelqu'un à qui je n'aurais pas voulu ressembler. Accepter ce faux portrait de moi, essayer de m'y conformer, me tourner moi-même en dérision, m'installer ainsi dans la famille humaine, « Professeur Folding » pour la vie, renvoyé d'un collège à l'autre comme une balle de ping-pong : allais-je faire ce choix pour ne plus être seul ?

Certainement pas. D'ailleurs, mes chers collègues me l'interdisaient.

Environ les deux-tiers d'entre eux me mirent en quarantaine. Personne ne m'appelait Michel : j'étais enfin devenu un « Monsieur », « Monsieur Dufour ». Une fois, j'entrai en salle des professeurs, je dis « bonjour » et, comme d'habitude, personne ne répondit. Je remarquai un groupe de collègues réunis autour d'une table : tous les professeurs d'histoire-géographie en concertation. Tous, sauf moi. L'un d'eux s'expliqua : « Monsieur Dufour, êtes-vous professeur d'histoire ? »

L'épidémie avait gagné la plupart des classes où je m'efforçais d'enseigner. Pour contenir le chahut, je ne trouvais pas de remède plus énergique que les consignes. Les trublions ainsi punis recevaient, par l'intermédiaire de leurs parents, une « feuille de colle » les invitant à venir passer deux heures en salle d'étude pour y faire un travail supplémentaire. Sous la pression des chasseurs, j'étais amené à mettre de plus en plus de « colles », tout en évitant d'en abuser.

Malgré cela, mes consignes paraissaient de plus en plus inefficaces. J'en eus un jour l'explication : la direction oubliait souvent de les adresser aux parents.

Je ne vais pas t'obliger à m'accompagner jusqu'au bout de ces épreuves qui durèrent quand même quelques années. Je fus capable de redresser la situation, lentement mais sûrement, à partir de l'arrivée d'un nouveau principal qui paya de sa personne pour arrêter la « chasse au dahu ».

En attendant que surviennent ces secours, si je parvins à tenir et à survivre sans gros dégâts, ce fut en grande partie grâce à une autre « bonne » classe : les 5ème 0. Non seulement, ils me traitèrent en maître, mais ils me protégèrent. Ils osèrent mêler quelques graffitis élogieux aux railleries qui partout m'accablaient : « Dufour, sympa ».

Oh là là !... Quel bien cela me fit !...

Aux conseils de classe des 5ème 0, je n'entendais aucun reproche.

Ces enfants généreux me firent encore un cadeau, lequel peut vous paraître insignifiant, mais que je n'ai vu qu'une fois dans toute ma carrière. Pendant un cours, une giclée d'encre macula mes vêtements, chemise et pantalon. Cela m'arrivait cinq ou six fois par an. Je haussai les épaules et continuai mon cours. Je tournai le dos pour écrire au tableau quelques phrases du résumé. Quand je regardai à nouveau la classe, un élève vint vers moi et dit : « Je m'excuse, monsieur. C'est moi qui ai jeté de l'encre sur vous. Je ne l'ai pas fait exprès : quand j'ai enfoncé la cartouche dans le stylo, elle m'a éclaté dans la main... »

D'autres personnes me vinrent en aide. Il y eut l'ensemble des agents de service qui, toujours, me traitèrent comme un homme ordinaire, digne de respect et d'amitié. Quelques collègues eurent aussi cette attitude.

Comme quoi les femmes savent flairer la valeur d'un homme sans forcément pouvoir la situer.

Et puis, il y eut quelques regards de femmes. Mômmanh leur a donné, souviens-toi, le pouvoir de déceler la valeur existentielle d'un homme, sans être nécessairement capables de voir en quoi elle s'exprime : elles savent détecter l'or, mais elles ne sont pas toujours aptes à le reconnaître quand il est caché dans la nature.

Eh bien, quelques regards de femmes, profonds, m'envoyèrent des messages d'encouragement.

Grâce à toutes ces aides conjuguées, le miroir déformant du regard des autres cessa de me fasciner. Non, non et non !... Je n'irais jamais me noyer dans ces eaux menteuses. Je repris confiance en moi et je pus tenir jusqu'à l'arrivée de ce brave principal.

Oh ! Mais quelle andouille je fais ! J'allais oublier le plus important : Jeanne. Si Mon Amour m'avait rejeté durant cette épreuve, alors que pour moi il était impensable de quitter ma famille, avant qu'Estelle ne rencontre la mort, un autre drame serait arrivé.

Puisqu'elle ne croyait pas l'énorme rumeur, je pouvais penser que son regard amoureux était encore plus déformant que celui de mes collègues. Je préférai un autre raisonnement : comme nous vivons ensemble depuis si longtemps, dans une profonde intimité, elle me connaît mieux que ma mère. Quand j'étais sur le point de ne plus croire ni en moi, ni dans les autres, ce genre d'argumentation me restituait une grosse partie de la confiance perdue.

Puisque Jeanne restait avec moi dans l'affliction, c'est qu'elle aimait ma personne plus que ma réputation. Elle m'aimait, tout simplement, et cet amour de ma bien-aimée me rendait le courage de me battre quand j'étais sur le point de laisser les flots emporter le barrage. Après chaque journée de combat, il y avait une nuit avec ma maudite bien-aimée. La chaleur électrisée de son corps contre le mien rechargeait mes batteries. Au matin, j'étais ragaillardi, prêt pour affronter à nouveau la meute. Et tant pis si tu me prends pour un fou.

T'ai-je présenté nos enfants. Il me semble que non, exception faite pour Estelle. Ils étaient trois, nés à Ouagadougou. Pablo, l'aîné, très sérieux, était le plus amoureux de sa mère. Venait ensuite Estelle, la petite maman, si gracieuse, qui adorait son père. Thomas, malicieux, curieux de tout, ravi d'être un enfant, était le troisième. Malgré tout, nous n'avons pas conduit à la faillite leur éducation, puisqu'ils valent mieux que nous.

« - Sont-ils heureux, me dites-vous ?
- De temps à autre, comme tout le monde. Ce n'est pas la question la plus importante.
- Et Estelle ?
- Taisez-vous !... »

Qui dirige l'éducation des enfants ?

Les enfants apprennent l'existence auprès de leurs parents ou de leurs substituts : ainsi les a faits Mômmanh. J'ai dû te rabâcher cela.

Eh bien, notre guerre des chefs aurait pu compliquer dangereusement cet apprentissage.

- Allez vous coucher, c'est l'heure.
- Non, vous pouvez regarder la télé.
- Je vais t'inscrire au cours de judo.
- Non, tu feras du foot.
- Aide-moi à éplucher les pommes de terre.
- Non, tu vas cueillir des fraises et des framboises.
- Tu iras à l'école privée. Ils sauront te faire travailler, eux.
- Sûrement pas. Nous sommes des gens de l'Ecole Publique, nous. Et fiers de l'être !...

Imagine qu'à tout moment ils aient dû choisir entre nos deux volontés opposées. Aurions-nous fait des écartelés pour la vie ?

Nous fûmes quand même capables d'éviter le plus gros de ce danger. L'égoïsme nourri durant notre enfance chérie ne nous emmenait pas jusqu'à dévorer nos propres enfants : ce parasite caché de notre existence exigeait seulement que chacun de nous fût un chef adulé. Dans ce vaste domaine, il repoussait autrui jusqu'à son rang de subordonné, mais il n'interdisait pas les autres aspects de l'altruisme que nos familles avaient pris soin de cultiver en nous : le partage, le dévouement, la solidarité, le courage... Par ailleurs, cet égoïsme secret ne pouvait aller trop loin sous peine d'être démasqué, extirpé de sa tanière aménagée dans l'inconscient et condamné par notre conscience. Il fallait bien qu'il cédât le pas aux autorités officielles de notre moi, altruistes celles-là.

L'enfant apprend dans la famille ce qu'il doit savoir pour réussir plus tard sa mission d'homme. La fille découvre qu'elle sera une « maman » et, pour commencer, elle tombe amoureuse de son père. De la même façon, le garçon devient amoureux de sa mère. Il n'est pas rare qu'un adolescent rêve qu'il accomplit l'inceste, et se réveille au moment où il répand sa semence dans les draps. Honteux d'avoir fait une telle chose, même en rêve, il comprend qu'il est temps pour lui de quitter le cocon familial et les jupes de maman, pour affronter le vaste océan de l'univers extérieur et y inscrire sa propre aventure. Il va chercher une belle, bien à sa convenance, et entreprendre de la conquérir.

Quand un petit garçon veut séduire sa mère, le plus simple est de prendre comme modèle celui qu'elle aime : papa. Cela le dispense d'avoir à deviner ses goûts, et surtout de découvrir seul comment les réaliser. Par exemple, si maman aime les êtres ingénieux qui savent remettre en service tous les objets récalcitrants de la vie quotidienne, comment le petit pourra-t-il acquérir seul la maîtrise de cette magie ? Il est bien obligé d'apprendre auprès de son père ou d'un suppléant.

Mais nous, parents indignes, absorbés par notre guerre des chefs, comment pouvions-nous répondre à ce besoin ? Nous n'y songions même pas. Emportés par notre rage de vaincre, nous bombardions le portrait de notre maudit adversaire chéri avec des projectiles tous plus dévalorisants les uns que les autres. Aux enfants de se débrouiller. Cette situation leur compliquait beaucoup la vie, mais c'était aussi un stimulant pour leur esprit. Ne pouvant savoir ce qu'il y avait de bon dans le modèle paternel ainsi barbouillé, les garçons s'efforçaient de découvrir à la source les goûts de leur mère chérie, puis de les satisfaire si possible. L'exercice pouvait s'avérer particulièrement complexe. Estelle devait s'accommoder du même problème.

Aussi la pitié nous saisissait quand, derrière la fumée de nos tirs d'artillerie, nous les découvrions complètement désorientés. Il y avait un cessez-le-feu immédiat et notre premier souci était de leur restituer la réalité : « Mais non, Pablo chéri, ton papa n'est pas con comme une valise. Il est même très intelligent, figure-toi. Il veut tout comprendre et il réfléchit beaucoup : c'est pour ça que je l'aime... », ou bien : « Mais non, ma petite princesse rouge ! Préférée, maman n'est pas une fabrique de m... ! Elle nous mijote de la beauté à longueur de journée. Et puis, elle est curieuse de tout ce qu'il peut y avoir partout, partout !... et même ailleurs. Et elle fonce tête baissée dès qu'elle croit découvrir des pépites dans une flaque d'eau, ce qui arrive vingt fois par jour. Voilà pourquoi je l'aime, ta maman chérie. »

Donc, quand la passion ne nous emmenait pas trop loin, nous prenions des mesures de sécurité afin de protéger nos enfants. Hélas ! Bien souvent, la folle guerre des chefs nous entraînait dans la zone des dangers.

L'accident n'arrive pas qu'aux autres : par un beau soir de mai, ce fut notre tour de réaliser cette cruelle banalité.

Cela nous arriva dans le style habituel : tout alla très vite.

Le mouvement féministe était entré dans la phase qui se poursuit maintenant : l'opinion publique soutenait l'émancipation totale de la femme, et les hommes en conflit avec leur compagne subissaient un préjugé défavorable. Imagine comme Mon Amour pouvait foncer sur ce terrain préparé. De plus, ayant comme premier souci la maudite chasse au « dahu », je me trouvais en situation de grande vulnérabilité. Il suffisait que Jeanne abandonnât ses généreux principes et j'étais mûr pour tomber sous sa coupe.

Cependant, avant de lancer sa grande offensive, elle m'emmena en consultation chez un conseiller conjugal : en vain. Puisque ce médiateur pour couples en détresse était une femme, je doutais de son impartialité. Jeanne consentit à m'accompagner chez un psychologue. Bien que ce fût un homme, cette fois, le résultat ne fut pas meilleur. Personne ne put nous aider à soigner notre amour. Mais quel chirurgien des âmes eût été capable, à cette époque, de forcer notre inconscient à s'ouvrir ?...

Il fallait une grande explosion pour cela, un épouvantable stress. Pour nous arracher à nos passions, il fallait une force plus grande que celles qui nous aliénaient. Puisque ni l'attrait du bonheur ni l'amour pour nos enfants ne parvenaient à créer cette force, il fallait bien qu'un grand malheur nous épouvantât et nous donnât enfin le courage de découvrir en nous-mêmes quelques éléments malsains.

Non seulement, la vie est une maladie mortelle, mais elle est constamment sous la menace d'être soufflée comme la flamme d'une bougie...

Alors, la Guerre de Cent Ans alla s'intensifiant. Il n'y eut plus de trêve. Chaque combattant jetait toutes ses forces dans la bataille : c'était notre Verdun.

Comme quoi les impulsifs passent d'un excès à l'autre.

Tu n'as pas oublié combien Jeanne est impulsive : elle répond immédiatement au moindre stress, sans prendre le temps de parcourir le champ des réponses existentielles possibles : égoïstes ou altruistes. Je crois qu'il faut chercher là l'origine d'un étrange comportement : de manière imprévisible, elle peut être toute égoïste pendant quelques semaines ou, pendant d'autres périodes, se montrer toute altruiste.

J'imagine le processus suivant : si une perspective de plaisir, ou l'inverse, chatouille fortement et amène aux commandes son ego, elle va soigner ce dernier aussi longtemps qu'il restera au premier rang. Qu'est-ce qui pourra le déloger de là ? Eh bien, il faudra qu'une grosse émotion sollicite l'altruisme pour qu'à son tour, ce dernier reprenne la direction des opérations existentielles.

Oui, nous tenons peut-être là l'explication de l'étrange phénomène. Ayant beaucoup de difficultés à prendre du recul, mon impulsive Jeanne restera accrochée pendant quelques semaines à son ego, ensuite elle sera prisonnière de l'altruisme, puis un nouveau cycle commencera, identique. De la même façon, quand elle suit un débat, elle donne toujours raison au dernier qui a parlé, à condition toutefois qu'il ait été bon avocat.

Eh bien, Jeanne traversait une période exceptionnellement longue d'égoïsme presque pur.

Elle en avait atteint le moment culminant le soir où je m'aperçus que mon livret d'épargne était vide : elle avait consacré cet argent à l'achat d'une voiture.

« - J'avais honte quand j'allais au travail dans la caisse rouillée qui me servait de voiture.
- Mais, ce sont nos économies ! Tu les as prises sans même m'en parler...
- Non ! Non, pauvre malade ! Tu ne vas pas commencer à me harceler. Je ne me laisserai plus faire.
- Oh ! Dis-moi que je rêve. Non seulement, tu voles mes économies, mais tu as le culot de m'accuser ! Et de quoi suis-je coupable ?
- De radinerie ! D'une radinerie insupportable. Tu couves ton or comme une poule idiote couverait des œufs en plâtre. Et nous, pendant ce temps-là, on vit comme des miséreux.
- Mais ! Mais !...
- D'ailleurs, je ne veux plus te parler ! »

Et elle sortit vivement en claquant la porte. Elle se dirigeait vers sa nouvelle voiture. Je bondis et je la rattrapai avant qu'elle n'ouvre la portière. Ensuite ?... Ensuite ?... Que se passa-t-il dans ma tête pour que j'en arrivasse à la frapper ?

Estelle et Thomas accoururent, me tirèrent comme ils purent et protégèrent leur mère. Je me sentais abaissé au rang de l'animal, un pauvre animal qui n'avait plus que sa force impuissante pour tenter de survivre. J'avais tellement honte ! Mais que faire ?... Que faire ? Bon Dieu ! Face à l'intolérable ?...

Je sautai dans ma voiture et je m'en allai au milieu de la forêt, notre grande forêt vigoureuse et bien touffue de chênes et de hêtres dont certains ont vu passer plusieurs siècles. Allais-je prendre conseil des arbres dont la patience s'enracine dans le temps ? Oui, c'était cela : il me fallait du temps pour trouver une échappatoire au piège qui me tuait.

Pour commencer, je marchai au hasard à travers les fourrés en hurlant et en poussant des sanglots qui auraient dû émouvoir la nature environnante. Mais ni plante, ni animal, pas même une mouche, personne ne fit attention à moi. Je veillai cependant à rester bien caché, car la « chasse au dahu » n'était pas finie : si j'étais surpris par un de mes tourmenteurs, le tam-tam local annoncerait à tous que, cette fois, j'étais devenu complètement fou.

Donc, personne ne fit attention à moi. Cependant, je crus entendre des voix. Qui donc me parlait ? Ce n'était pas les corneilles, car je ne comprenais rien à leur agaçante cacophonie. Les autres oiseaux, tout à leurs affaires, ne m'adressaient pas davantage leurs gazouillis. Est-ce que cela venait de la source qui depuis cinq mille ans creusait son nid dans la roche moussue ? Non : je n'étais pas en état de comprendre son doux murmure.

A travers tous ces acteurs de la nature, bien affairés à engrosser notre planète Terre, c'est Mômmanh qui me parlait. « - Comment cela ? Et dans quelle langue, s'il vous plaît ?... Ecoute : comme tu n'es pas plus bête que moi, tu sauras bien trouver. » Voici, à quelques détails près, ce que fut notre conversation.

« - Michel, mon petit, je te vois désespéré. Tu es dans une impasse. Et alors ?... Il y a toujours une sortie : la vie que je t'ai prêtée, tu me la rends. Quoi de plus simple ?
- Et qui donc pourrait me remplacer ? Personne, puisque je suis unique.
- Unique : oui. Irremplaçable : non. Petit bricoleur qui se prend pour un inventeur, tu ne saurais même pas produire la première brique du vivant. Vois toutes ces vies que j'ai créées en tâtonnant dans mon univers aveugle, les milliards de milliards de vies, énergiques, lesquelles à tout moment poussent en avant l'existence et qui sont en bonne voie pour conquérir l'espace et le temps, ces deux fourbes qui voudraient se dérober dans leur course folle. En regard de tout cela, tu comptes beaucoup moins que le plus insignifiant grain de sable dans le Sahara.
- Mais je t'ai découverte !... Mômmanh, et nul ne le sait. Donc, personne ne peut utiliser cette connaissance pour améliorer l'existence humaine et la marche du monde.
- Et alors ? L'intelligence que je t'ai donnée, favorisée par les circonstances, a bien su me découvrir ! Eh bien, tôt ou tard, d'autres intelligences y parviendront aussi.
- D'autres intelligences !... Sûrement pas. C'est moi le premier. Cette découverte m'appartient. D'ailleurs, je vais inscrire mon nom dessus et la faire breveter pour que personne ne me la prenne.
- Et l'humanité dans cette affaire ? A supposer que tu aies fait une vraie découverte, l'humanité n'est-elle pas prioritaire, puisqu'elle en a besoin ? Veux-tu la déshériter et enfermer le trésor dans ton ego autant enflé que périssable ? Voudrais-tu mettre ta découverte à pourrir ?
- Non Mômmanh. C'est dur, mais il n'y a pas d'autre voie. En attendant, l'idée de mourir sans avoir pu transmettre ce que je crois savoir, cette idée-là m'est difficilement supportable.
- Accepte cette éventualité, puisque tu n'as pas le choix. C'est la vie... Et puis, ce ne serait pas si grave puisque, je le répète, ta découverte, à supposer qu'elle soit fiable, d'autres la feront un jour où l'autre.
- Avant que cela n'arrive, une bande d'abrutis peut très bien faire crever notre planète.
- Et alors ?... Ne sais-tu pas que je me suis dotée d'une infinité d'autres ressources, à commencer par des planètes vivantes.
- Alors, je ne te suis pas indispensable : donc, je peux mourir. Merci quand même.
- De rien. »

Alors, petit à petit, la mort me parut douce. Mes sanglots s'arrêtèrent. C'était un beau soir d'été, le soleil était encore haut dans le ciel. Je m'assis sur un tronc mort, près de la source. Je m'efforçais d'imaginer mon immersion dans le néant. « Adieu tous. Je n'en peux plus. Continuez sans moi. » L'effacement de Michel Dufour me paraissait supportable, apaisant même.

Je me demandai ce qu'il adviendrait si tous les êtres vivants réagissaient ainsi. A l'issue de ma réflexion, je n'étais pas fier. J'imaginai Jeanne et les enfants privés de mon aide et j'eus pitié. Vous aussi, quoique dans une moindre mesure, lecteurs inconnus, je vous pris en pitié : sans les moyens nouveaux que nous apporte la théorie de « La Lutte pour l'Existence », sauriez-vous tirer l'humanité de la pétaudière ? Alors, j'appelai à nouveau Mômmanh.

Comme quoi l'important est de se rendre utile.

« - Mômmanh, s'il te plaît, dis-moi... Je ne suis pas indispensable d'accord, ça, je l'ai bien compris et je ne redoute plus la mort. Mais peut-être que je pourrais être utile. Non ?
- Bien sûr que tu pourrais être utile. Et maintenant, tu te débrouilles. Je t'ai donné l'intelligence consciente. Tu vas bien réussir à en faire quelque chose, Bon Sang ! »

Le désir de mourir s'estompait. il me vint cette idée qu'avant de faire le plongeon irréversible dans le néant, j'avais peut-être d'autres cartes à jouer. Je retournai toutes les poches de ma mémoire et j'y retrouvai ce souvenir : « Il y a des gens qui divorcent. » Je commençais à prendre conscience des chaînes tendues qui m'écartelaient. Bientôt, je pourrais commencer à les défaire.

Il s'agissait de deux exigences qui faisaient de moi leur esclave. La deuxième, je vous en ai déjà parlé, mais je n'étais pas encore prêt à m'y attaquer : c'était la volonté inébranlable d'être le chef de famille.

Je t'ai bien dit, n'est-ce pas, comment ce genre d'exigence entrave notre existence : d'abord en détournant les ressources que nous aurions pu consacrer à de multiples objectifs, ensuite en nous paralysant quand elle se trouve en conflit avec d'autres impératifs de la vie.

Voici donc la première de ces deux exigences : pour moi, dans ma famille, toute perspective de divorce ou de séparation était impensable.

Les liens du mariage sont indissolubles. Le divorce est une monstruosité qui entraîne la déchéance des coupables, en même temps que des catastrophes mal définies, surtout s'il y a des enfants. Cet interdit, j'en avais hérité pendant mon enfance, dans ma famille paysanne aux traditions catholiques bien ancrées. Comme toujours, on avait depuis longtemps oublié les causes premières de son établissement, enfouies dans un lointain passé. Ainsi, dans ma famille d'origine paysanne, le divorce est resté contenu jusqu'à maintenant et il commence seulement à y faire une discrète apparition dans la dernière génération de citadins.

Au cours de ma formation à l'Ecole Normale, cet interdit avait déjà subi une forte érosion. Aussi longtemps qu'il n'y avait pas d'enfants dans un couple, si l'un des deux voulait s'en aller, au nom de la liberté nous trouvions juste qu'il le fît. Mais, s'il y avait des enfants, nous réprouvions fermement le divorce. Dans la formation de la personnalité, Freud avait mis en évidence le rôle essentiel de la famille : la dislocation de cette dernière prenait donc à nos yeux des couleurs de crime à l'encontre des enfants.

J'en étais resté là. C'était une des chaînes qui rendait ma vie impossible. Dans ma famille, j'exigeais d'être aux commandes, faute de quoi, je m'en allais. Je l'avais déjà fait au retour de l'Autriche, souviens-toi. Oui, mais à ce stade de nos amours, nous n'étions pas mariés et, surtout, nous n'étions que deux. Or, cette fois, je ne pouvais m'en aller puisque le divorce risquait de détruire nos enfants.

Une idée circulait dans l'air du temps et m'effleurait parfois, sans que jamais j'y prêtasse attention. Ce soir-là, au cœur de la forêt, près de la source, la carapace brisée de ma conscience la laissa entrer : « Un divorce réussi vaut mieux qu'un mariage raté. » Je me mis à travailler cette idée.

Il en sortit de nouvelles convictions que je te livre. J'y suis toujours attaché.

Quand le petit d'homme atteint l'âge adulte, il ne peut plus grandir. Tant pis s'il a raté sa croissance : c'est trop tard, il restera chétif toute sa vie. Il en est de même pour la formation de son âme : goûts, valeurs et intelligence. Quand est terminé le temps d'apprendre l'existence, il est désormais trop tard pour se refaire. On peut seulement pratiquer une petite chirurgie de l'âme pour palier, comme nous l'avons vu, à certains défauts faciles à cerner. Et encore ! tu sais comme cela risque d'être douloureux sans pour autant assurer la guérison à coup sûr.

Il faut donc que, depuis sa naissance jusqu'à sa maturité, les parents soient en mesure de nourrir convenablement le corps et l'âme de leur petit.

Et si, malgré tous leurs efforts, ils ne peuvent y parvenir ? Alors, ils doivent chercher un substitut à leur famille défaillante. Une telle transplantation nécessite de grandes précautions.

Avant tout, le deuxième élément de l'existence humaine, l'amour, doit être préservé dans l'âme des petits. S'ils croient découvrir que ce n'est qu'un ballon de fête foraine lequel explose au moindre choc, comment désormais pourront-ils aimer ?

Pendant que je conduisais cette réflexion, l'acceptation du divorce s'insinuait en moi. Vivre sans Mon Amour et loin de mes enfants, c'était une perspective douloureuse, certes, mais nullement désespérante comme l'était ma situation deux heures plus tôt, alors que je cherchais refuge et consolation dans la forêt. La chaîne du mariage pouvait se briser : j'étais libre de m'évader du théâtre de la Guerre de Cent Ans dont la seule issue paraissait être la démolition de nous tous. Alors, j'élaborai un plan.

Je proposerais à Jeanne d'aller vers le divorce par étapes, la rupture définitive n'intervenant qu'après l'échec de toutes les tentatives pour nous accorder. Pour commencer, je demanderais à être muté outre-mer.

Aux enfants, nous dirions la vérité, tout simplement, mais en faisant bien attention de ne pas les blesser gravement. Oui, nous les aimions toujours. Et pour toujours !... C'était bien pourquoi nous ne voulions plus que nos querelles sans fin continuassent de les faire souffrir... Je leur écrirais. Je passerais les vacances avec eux, au moins une partie...

Pourquoi diable fallut-il que la présentation de ce plan se transformât en un violent affrontement où il fut question de séparation brutale et de divorce conflictuel ?

« - Jeanne, je crois que je vais demander ma mutation pour un pays d'outremer.
- Tu crois ou tu es sûr ? Te voilà encore à tourner autour du pot. J'ai du travail, moi ! Je n'ai pas de temps à perdre en divagations baveuses. Alors ?... Quel coup tordu es-tu en train de mijoter ?
- Il n'y a pas de coup tordu. Nous ne pouvons continuer ainsi. C'est mauvais pour les enfants aussi bien que pour nous. Etça ne mène à rien.
- Tu crois me mettre à ta botte avec un minable chantage au divorce. Comment ai-je pu épouser une pareille nullité ? Vas-y ! Et surtout ne recule pas, cette fois ! Fous le camp ! Je n'espère que ça. Quelle délivrance ! Ah mais, quelle délivrance !... Désormais, il y aura deux grandes fêtes dans l'année : Noël et l'anniversaire de ton départ. Ce sera comme la fête de la libération, en 45, quand on a brûlé l'effigie d'Hitler... »

J'aurais dû patienter comme je sais le faire maintenant. Je la connaissais déjà, la démarche adaptée à cette situation : puisque Jeanne était entraînée à la fois par son ego en folie et par sa colère doublée d'impulsivité, je devais attendre que l'altruisme revienne aux commandes, ce qui n'aurait su tarder. Au lieu de cela, à la première escarmouche, je me suis élancé, tête baissée dans la stupide Guerre des Chefs.

« - Jeanne, s'il te plaît, n'inverse pas nos responsabilités, même quandça t'arrange. Jusqu'à présent, c'est bien toi qui m'as fait le chantage au divorce, pour essayer de me faire marcher à quatre pattes. Quand tu le banalisais cet infâme divorce, à la mode de Paris et de ta famille, tu savais bien que, pour moi, c'était un crime impensable.
Rien à faire : je ne pouvais pas divorcer !
Alors, tu le tenais !... ton chantage, pour me plier à tes caprices. Chaque jour, tu le brandissais comme un fouet chargé de clous. Eh bien, c'est fini ! Non ! Non, cette fois, tu vas m'écouter jusqu'au bout.

C'est fini, te dis-je. Je suis délivré. Et ne crois surtout pas que c'est un coup tordu.

J'accepte le divorce.

Ouf !... Désormais, tu pourras toujours essayer de faire marcher les oiseaux au pas, car pour moi, c'est fini. Et je ne crois pas que tu puisses trouver une autre poire à déguster. En tout cas, je t'em... ! A pied, à cheval, en voiture et même en avion. Merci de m'avoir libéré. »

Pour une fois, elle resta sans voix, bouche-bée. Je l'avais enfin, mon dernier mot. Sinistre crétin ! Je sortis, sans trébucher, en claquant la porte.

Dans la pénombre du couloir, les vagues d'une chevelure rousse me frôlèrent. Je sursautai comme si j'avais reçu une décharge électrique mais, tout à mon ressentiment, je me contentai de dire : « Tiens ! Estelle, qu'est-ce que tu fais là ? » et je n'écoutai même pas la réponse.

Le lendemain était un mercredi. Depuis mon coup de théâtre de la veille, l'ambiance familiale était sinistre. J'avais dormi dans la caravane qui attendait près de la maison un hypothétique départ en vacances. Jeanne ne m'avait plus adressé la parole et, cette fois, j'étais bien décidé à ne pas tenter une conciliation avant deux ou trois jours. Je voulais ainsi tremper ma volonté de ne plus fuir le divorce et convaincre Jeanne de cette détermination toute nouvelle.

Je soulageais ma souffrance en simulant, par la pensée, ma vie en solitaire, loin de ma famille. De temps à autre, je parvenais à l'accepter et le mal de tête qui enserrait mon crâne reculait. Aux pertes que j'aurais subies, j'imaginais des compensations : chercher un autre amour, me saouler de liberté retrouvée... et je me sentais presque guéri.

Il est probable que je me faisais quelques illusions. Quoi qu'il en soit, je n'eus jamais l'occasion de le vérifier par l'expérience. Le destin s'apprêtait à nous étonner.

L'après-midi, je devais conduire Estelle à son cours de danse. Exceptionnellement, nous étions silencieux tous les deux. Dans l'immédiat, je ne voulais pas alarmer nos enfants en leur faisant part de mon changement d'attitude face au divorce. Quant à notre violente dispute de la veille, il me semblait qu'elle ne devait pas les affecter plus que toutes les précédentes.

Mésentente conjugale : prix à payer.

Comme d'habitude, je garai la voiture sur un petit parking, à quelques cent mètres de l'école et, comme d'habitude, j'entrepris d'accompagner ma petite fille jusqu'à l'entrée. A mi-chemin, elle s'arrêta, disant : « Regarde, papa. » Sur le bord du trottoir, face à la chaussée, elle ferma les yeux... et traversa la rue en courant. Il y avait peu de circulation et une seule voiture dut ralentir pour éviter Estelle. Sur le trottoir d'en face, elle me cria :

« - Papa ! Papa ! Tu as vu ? J'ai de la chance, hein ? Maintenant, je reviens.
- Non ! hurlai-je. »

Mais déjà l'impossible monstruosité avait eu lieu.

Ce paquet ensanglanté sur le bitume...

Vous connaissez la suite.

Et maintenant.

La vie doit continuer. La vie continue.

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