Mon Amour de l'An 2000 Georges Réveillac

 

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Chapitre 6 (Première partie)

Le Mariage

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(Si tu rencontres « Mômmanh », « existence », « besoin d'existence », va voir au chapitre 2)

Comment fit-elle pour obtenir deux semaines de congés ? Je crois bien qu'elle se fit opérer. Il me semble que c'était une sorte de mode à l'époque, chez les jeunes femmes bien informées : pour éviter tout risque d'appendicite qui eût pu contrarier une grossesse, elles se faisaient enlever l'appendice. Toujours est-il qu'elle arriva chez moi, sans crier gare, par un beau soir du mois d'octobre.

Instituteur, je « faisais l'école » à la campagne, dans un gros bourg du doux bocage de l'Ouest : Landory. J'avais loué une petite maison à la lisière des champs, près d'un petit bois dominant un vallon charmeur, riche de gras pâturages, de lourdes terres fertiles, de gaîté, de senteurs et de fruits. Sa chevelure d'arbres commençait tout juste à flamboyer des rousseurs de l'automne.

Enfoui dans cette campagne prospère, caché sous son fouillis de verdure, je nourrissais souvent l'illusion que les méchants ne viendraient pas me chercher là. Sur cette planète qui me semblait tantôt trop vaste, tantôt trop petite, Landory était mon intime refuge. Mais j'avais aussi le souvenir que cet abri avait été éventré pendant les carnages de la dernière Guerre Mondiale. Donc, si j'étais bien ici, chez moi, je songeais qu'il me fallait partir, pour plusieurs raisons, la plus urgente étant celle-ci : le destin de ce petit monde que j'aimais tant se jouait ailleurs, et je voulais « voir ».

Q'est-ce que le champ d'existence active ?

J'appelle « champ d'existence active » celui dans lequel nous pouvons agir. Eh bien, tu peux constater que le champ de notre existence active est devenu mondial. Notre mômmanh ne demande-t-elle pas que nous cherchions à sortir le meilleur de cette grande pagaille planétaire ? Elle nous prie même d'aller voir au-delà.

Car nous sommes comme les Amérindiens avant l'An 1492 de notre temps occidental, avant l'arrivée de Christophe Colomb et les conquêtes qui s'ensuivirent. Ils ignoraient ce que les lointains inaccessibles de leurs océans pouvaient bien leur cacher. Des dieux ? Des hommes ? Des monstres ? Eh bien, comme eux, nous ignorons ce qui se cache dans les lointains inaccessibles de notre univers.

Et s'il contenait la même surprise que pour les Amérindiens : tout ce qu'il faut pour nous anéantir ?

Ma journée d'enseignement terminée, jerentrais à la maison. J'avais « fait l'école » trois heures le matin et trois heures l'après-midi ; pendant les récréations, j'avais déambulé de long en large sur toute la cour, tout en bavardant avec mes collègues ; j'avais assuré la surveillance de la cantine, le midi, en échange de mon repas ; j'avais gardé mes grands une heure de plus, à l'étude du soir, pour parfaire leur préparation aux examens en leur faisant ingurgiter un problème et une dictée supplémentaires ; j'avais enfin préparé mon tableau pour le lendemain, ainsi que mes leçons. Ah ! J'allais oublier de corriger les cahiers. C'était une journée ordinaire qui s'achevait bien et jecommençais à savourer les deux ou trois heures de liberté qui étaient devant moi.

J'avais la classe des grands, et naturellement, c'étaient tous des garçons. La mixité dans les écoles était encore exceptionnelle : donc, les filles étaient dans une autre école. Voilà pourquoi tous mes élèves étaient des garçons.

Les habitants du bourg qui pouvaient se prendre pour des notables, les tout petits « bourgeois », envoyaient leurs enfants étudier à la ville, au petit-lycée, puis au lycée. Et voilà pourquoi presque tous mes élèves étaient des paysans. Ils étaient âgés de onze à quinze ans. Quelques-uns préparaient l'examen d'entrée en classe de sixième, d'autres le fameux « Certificat », le Certificat d'Etudes Primaires, la preuve que ces enfants du peuple avaient bien acquis l'« instruction » suffisante pour cette époque. En effet, l'initiation des jeunes paysans était marquée par deux épreuves : le « Certificat », et le conseil de révision, épreuves républicaines qu'il fallait réussir pour être vraiment un homme.

Le « Certificat » était le couronnement des études primaires. Il se passait à l'âge de quatorze ans, fin de la scolarité obligatoire, et celui qui l'obtenait n'était pas peu fier: « Ah ! Bon Diou ! ». Pour la circonstance, ils avaient droit à l'eau-de-vie, un breuvage d'« Homme », et il y avait quelques débordements.

Le Conseil de Révision était un examen de bonne santé physique et mentale pour lequel il fallait se présenter nu devant Monsieur le Maire et plusieurs « Messieurs ». Les « Messieurs » étant des gens qui en toutes circonstances parlaient un français correct et qui, tous les jours, portaient des chaussures, un costume, une cravate, qui étaient « intelligents », c'est-à-dire cultivés et en conséquence destinés au fonctions dirigeantes.

Le jeune paysan, le conscrit qui était passé avec succès devant le conseil de révision était déclaré « Bon pour le service armé », c'est-à-dire qu'il connaîtrait bientôt l'honneur de servir dans l'armée française. « Bon pour le service armé, Nom de Dieu » : par cette déclaration qu'ils déclamaient fièrement à qui voulait l'entendre, les heureux élus se sentaient enfin des hommes à part entière ; ils étaient alors tenus de fêter, en compagnie des « conscrites », et d'arroser copieusement, à plusieurs reprises, l'heureux événement.

Mais l'Histoire n'allait plus au trot : elle avait déjà pris le galop. Elle reléguait rapidement dans le folklore et les musées ce mode de vie qui avait pétri ma jeunesse. Petit paysan ordinaire, j'avais connu l'école en sabots, les voyages en carriole, la salle commune de la petite ferme avec ses deux grands lits, sa vaste cheminée et son sol en terre battue, éclairée par une lampe à pétrole, l'eau que nous allions tirer au puits, la volaille qui picorait et s'ébrouait dans la cour et sur la petite route empierrée... Et maintenant, tu vois où nous en sommes ! La rapidité et la nature des changements qui ont figuré au menu de ces trente dernières années sont telles que je suis en état d'indigestion permanente. Moins vite, s'il vous plaît ! Mais, comme dit la chanson :

« Ce n'est pas toi qui mène le train, C'est le train qui t'emmène »...

Pourtant, à propos des changements, je faisais partie de ceux qui en voulaient, et en quantité ! Quand tu connaîtras le sens originel de l'expression « A tout bout de champ », tu sauras quelle sorte de monde je voulais.

Pendant que le paysan se plaignait « à tout bout de champ », l'ouvrier faisait la même chose « à longueur de chaîne » : cette dernière expression que je viens d'imaginer est l'équivalent de la première. Tu sais comme on a plaint l'ouvrier qui, tout au long de la journée, de la semaine, de l'année, et de la vie même parfois, dans sa bruyante usine, restait rivé à la chaîne de fabrication ou de montage, le corps et la pensée totalement absorbés à répéter indéfiniment les deux ou trois gestes précis pour lesquels il n'existait pas encore de robots.

Eh oui ! L'homme, cet enfant chéri de Mômmanh, si doué, et qui ne connaît pas encore la limite de ses capacités, contraint à n'être plus qu'une pièce vivante de la mécanique chaîne d'usine : c'était la dernière en date de ses espérances brisées et toutes ces promesses de vies fécondes une fois de plus jetées en pâture aux requins du business.

L'ouvrier s'évadait de cet esclavage à la fin de chaque semaine, pendant les deux précieuses journées du week-end ; il s'en échappait encore à l'occasion des nombreux jours fériés, parfois allongés par des ponts ; il connaissait enfin l'évasion totale au cours des riches semaines des congés payés. La condition des paysans, à la même époque, moins connue, était pire.

La plupart du temps, le paysan était occupé à travailler un champ, méthodiquement, bande par bande, ses gros sabots alourdis de terre collée, progressant péniblement d'un bout à l'autre de la parcelle, revenant de la même façon, et ceci jusqu'à ce que toute la surface eût été entièrement œuvrée, ainsi que faisait le laboureur avançant pesamment, sillon après sillon. A cet ennui s'ajoutait l'effort physique, parfois douloureux, qui faisait le corps de plus en plus lourd. Arrivé au bout du champ, le paysan était vivement tenté de s'arrêter pour « boire un coup », ou se reposer tout simplement, ou encore rentrer à la maison en se disant : « Je continuerai demain, vu qu'aujourd'hui je ne suis pas en forme. » D'où l'expression : « A tout bout d'champ » : il ne fallait pas « boire à tout bout d'champ », ni baguenauder, ni encore moins faire la sieste ou aller voir sa belle à tout bout d'champ !

Et c'est pourquoi, bien que les villes soient de plus en plus éloignées de la campagne, on y entend néanmoins des réflexions du genre : « Cesse de me demander l'heure à tout bout d'champ ! », « Il ne faut pas klaxonner à tout bout d'champ ! » et même, avec une grande profondeur, « On ne peut pas faire l'amour à tout bout d'champ ».

Eh bien, pour moi, cette expression a gardé toute la force de ses origines. Quand je l'entends, elle attire toujours en pleine lumière, vers l'œil de ma conscience, des souvenirs vivaces et pénibles de ma jeunesse paysanne. Oui, je le vois encore ce maudit champ et son bout toujours recommencé jusqu'au désespoir. Après avoir ahané pendant une heure pour sarcler et butter un rang de pommes de terre, j'atteignais enfin le bout du champ ; la seule perspective était d'ahaner tout au long d'un autre rang, et ainsi de suite jusqu'à la fin de la journée, puis jusqu'à la fin de la semaine, et de recommencer pour tous les autres lourds travaux manuels tels que l'épandage de fumier, le binage, le fauchage... jusqu'à la fin de l'année, jusqu'à l'achèvement de la vie.

Et sais-tu que ce n'était pas la seule peine du paysan ? Il ne suffisait pas que lui fût ôtée la moindre chance réelle de commencer l'étonnant voyage vers les infinis de l'espace et du temps, de commencer à tisser son existence dans un manteau d'étoiles recouvrant des millions de printemps ; il ne suffisait pas qu'il fût cloué au sol, condamné, pour sa vie entière, à n'avoir d'autre horizon que le bout de son champ : il fallait aussi qu'il souffrît dans ses chairs et que son corps endolori fût défiguré, sali, usé précocement par ce travail trop dur. Comparé à ses arrières petits-enfants, les jeunes de notre époque, le paysan de ce temps-là était de petite taille, car son esclavage ne lui avait pas laissé le temps de grandir, et il était voué à une mort précoce, usé par un travail épuisant. Si tu ne perçois pas vraiment ce que j'ai voulu dire, prends une bonne bêche de chez nous, solide, bien lourde, et consacre une petite journée à retourner la terre d'un jardin : bien avant la tombée de la nuit, mon message sera inscrit dans tes chairs.

L'Eglise interdisait le travail du dimanche, sauf dans les cas de nécessité où il fallait demander la permission à Monsieur le Curé. C'était le Jour du Seigneur et aussi le seul jour de repos de la semaine. Eh bien, sais-tu comment il était employé ? Il fallait se laver - Oui ! -, dans un chaudron d'eau chaude, pour aller à la messe ; il fallait aussi traire les vaches, nettoyer l'étable et l'écurie, donner à manger plusieurs fois dans la journée à tous les animaux : vaches, veaux, bœufs, chevaux, cochons, poules, lapins... , ce qui ne dispensait nullement de préparer les repas pour les êtres humains. Devine combien il restait de temps libre pour élargir son horizon ?

C'est pourquoi, en atteignant le bout de notre champ de pommes de terre ou de betteraves, il m'était maintes fois arrivé d'avoir une bouffée de désespoir. C'est pourquoi l'école avait pris tant d'importance pour moi, depuis ce jour de mon enfance où j'y étais entré par curiosité : Madame Dorisse, la maîtresse des petits, m'avait gentiment invité à regarder dans sa lanterne magique. C'était une sorte de boîte dans laquelle on regardait par un trou. On y voyait des photos qui pour moi étaient merveilleuses : des montagnes, des fleuves, des Noirs, des villes, des Chinois... , un aperçu du vaste monde, inaccessible depuis la prison que constituait mon village. Après quoi, madame Dorisse avait bourré ma poche de biscuits et m'avait renvoyé chez moi car j'étais trop jeune.

Devine ce qu'il y avait dans ma tête.

De l'école, j'attendais ma libération et, comme je n'étais pas totalement égoïste, celle de mes petits camarades paysans. Je détestais l'esclavage des champs, je refusais cette pseudo-existence de taupe ou de fourmi. Je voulais voir de mes propres yeux le vaste monde, et ne plus me contenter des récits qu'on nous en faisait. Je voulais goûter de ma propre bouche ses saveurs étonnantes : leur seule évocation ne me donnait pas satisfaction. Je voulais contribuer au développement des machines et du savoir-faire, progrès déjà bien engagés qui apporteraient aux paysans du bien-être et des loisirs. Et même si je devais, de mes propres yeux, découvrir que l'univers ne tournait pas comme il faut, j'avais bien l'intention de contribuer à rectifier son fonctionnement.

En fin de compte, j'attendais de l'école qu'elle m'arrachât à l'esclavage des champs, quelle m'emmenât dans le vaste monde goûter les plaisirs nouveaux entrevus dansles livres, et enfin qu'elle me rendît maître de mon existence. D'ailleurs, l'expression « être maître de » faisait partie de notre langage paysan, et quand je disais à mon père :

« - J'suis ben libre de faire c'que j' veux, quand mêm' !
- Mon petit gars, t'estout juste maît' de ta soupe quand elle est mangée. »
me répondait-il.

Cet immense appel de la liberté qui, pour moi, se faisait entendre à l'école et m'incitait à étudier, j'étais loin de penser qu'il me conduirait si loin, sur des chemins parfois difficiles et dangereux. Pour autant, je n'ai jamais renoncé : quand je crois avoir la permission de me reposer longuement, il ne tarde pas à me lancer des coups d'aiguillon qui me remettent en selle. Mais la connaissance rend-elle vraiment libre ? qu'en penses-tu ?

En quoi la connaissance est-elle libératrice ? En quoi l'ignorance est-elle une prison ?

J'ai posé la question à Mômmanh. Comme bien souvent, sa réponse était confuse. Je crois qu'elle a voulu dire ceci.

« - La connaissance, c'est la liberté qui n'a plus les yeux bandés. Voyons, je t'ai créé pour que tu sois ma conscience libérée, mon regard clair sur l'univers. Voudrais-tu me priver de cette conscience tellement, tellement précieuse ?

- Bien sûr que non.

- Sans cette connaissance du monde que je te prie de m'apporter, mon appétit d'existence ne peut trouver les voies pour se réaliser. Il n'est donc pas libre de faire ce qu'il veut. Les chaînes et les prisons ne sont pas nos seules entraves : l'ignorance aussi. »

C'est pourquoi mon retour à la terre natale, fût-ce en qualité d'instituteur, n'était que provisoire. Je préparais un nouvel envol, à la découverte du monde. Je consacrai une bonne partie de mes loisirs à me documenter sur les possibilités de carrière outre-mer. Il me faudrait peut-être partir seul, sans épouse ? « Eh bien, tant pis ! » Puisque j'avais enfin réussi à séduire une belle, j'espérais bien, où que passe mon chemin, en trouver une autre dont le comportement ne serait pas totalement déroutant. Est-ce que je rêvai de vahinés ? Il me semble bien que oui. Heureusement, « Mon Amour » n'avait pas renoncé à sa proie : je n'eus donc pas l'occasion de poursuivre jusqu'à l'amère désillusion ce mirage d'une belle vierge exotique baisant, après les avoir lavés, mes augustes pieds de grand sachem blanc.

En attendant, n'ayant pas le moindre soupçon du nouveau tour que le destin allait me jouer, jerentrais paisiblement chez moi, par un somptueux soir d'automne, tout en songeant que les champignons se faisaient rares mais que le temps des châtaignes était presque là. L'air était vif : il y aurait de la rosée le lendemain matin, peut-être même du brouillard. Derrière le petit bois au feuillage roussissant, le soleil était en train de se coucher. Il embrasait le ciel d'un immense feu d'artifice, d'une orgie de couleurs qui me remuaient. Qui était le généreux chef d'orchestre ? Et où ? Quel qu'il fût, mille fois merci !

Est-ce pour cette raison qu'il yeut une apparition sur le seuil de ma maison ? Oui, je sais : tu n'es nullement surpris, puisque tu le savais avant mon arrivée. Mais pour moi, ce fut beaucoup plus qu'une surprise et je fus bien près, ce soir-là, de croire à nouveau au surnaturel.

Elle était assise sur le seuil de granit de ma maison, indifférente à la fraîcheur de l'air, bien qu'elle soit frileuse. En fait, je m'aperçus bientôt qu'elle grelottait, et je sais maintenant pourquoi elle s'exposa ainsi à la fraîcheur du soir : c'était « pour mieux se faire réchauffer, mon enfant ! »

Dieu ! Qu'elle était belle !

Comme quoi la théorie de la lutte pour l'existence n'est encore qu'une hypothèse.

Ne t'inquiète pas si, tout matérialiste athée que je sois devenu, je m'adresse quand même à Dieu. Rassure-toi, il n'y a là nul signe de folie. Quand la beauté m'est donnée subitement, comblant d'un seul coup mes désirs au-delà de toute espérance, que je m'écrie : « Oui ! partout je te suivrai. Je n'oublierai jamais. », quand c'est tellement fort que je tomberais à genoux si la crainte du ridicule ne me retenait, si ce n'est Dieu, qui donc veux-tu que je prenne à témoin ?... Mômmanh ? Sûrement pas ! J'aurais l'air malin, à invoquer une hypothèse.

« Quoi ?... Bon, d'accord ! Je continue mon “histoire”... »

Elle m'embrassa amoureusement, comme si la déchirure de notre couple n'avait jamais eu lieu. D'un seul coup, je fus reconquis. Non, je ne sentis pas comme un filet qui retombait sur moi et paralysait mes mouvements : au contraire, j'éprouvais une sensation de grande liberté, de délivrance même. Je la réchauffai de mon corps, puis j'allumai une flambée dans la cheminée et nous fêtâmes en amants nos retrouvailles.

Bien que nous eussions soigneusement respecté le rituel amoureux que nous avait appris notre jeune expérience, nous ne pûmes connaître, ce soir-là, la communion extatique des corps et des âmes. Un peu déçus, et vaguement inquiets, nous parvînmes quand même à nous endormir. Plus tard, nous découvrîmes qu'un tel demi-échec suivait presque toujours une séparation un peu prolongée : il fallait que nos deux êtres se redécouvrent, s'apprécient de nouveau, se réajustent l'un à l'autre pour que nos corps entrent à leur tour en harmonie et que leur vienne l'inspiration d'un beau concert d'amour.

Qu'est-ce que le stress négatif ? Qu'est-ce que le stress positif ? Qu'est-ce que l'angoisse ?

Après la querelle vient la réconciliation. C'est alors, m'a dit un ami, que l'on trouve le plus grand plaisir à faire l'amour.

Il faudrait donc provoquer des querelles pour connaître le meilleur de l'amour ? Cela reviendrait à se cogner la tête contre les murs « parce que ça fait tellement de bien quand on s'arrête ». Mais, en ce qui nous concerne, vous avez pu constater qu'il n'est nullement besoin de provoquer d'artificiels conflits. Profitons donc de cette chance. Et pour toi, il existe une technique moins douloureuse que tu sauras bien découvrir.

Mômmanh a mis en nous deux types de stress : la douleur quand nous perdons de l'existence et la joie quand nous en gagnons. Il y correspond deux types d'angoisse : la crainte de perdre un acquis, nous la nommons « peur », et l'espoir de gagner de l'existence nouvelle, autrement dit le « désir ». La peur nous donne des chances d'éviter les catastrophes et le désir nous aide à construire du bonheur.

Nous connaissons un moment de bonheur quand s'achève un stress.

Ceci dit, vaut-il mieux avoir à fêter l'armistice de 1918 ?... ou les découvertes de Pasteur ?... C'est pourquoi nous qualifions de « négatifs » les stress du premier type, apparentés à la douleur et de « positifs » les seconds, liés à la joie.

Cela n'empêche pas les stress négatifs de servir l'existence : ils en révèlent les faiblesses. Mais il vaut mieux qu'ils se produisent sous forme d'angoisse, avant la catastrophe. Autrement dit, il vaut mieux avoir peur de l'accident avant de prendre le volant qu'en arrivant à la morgue.

L'issue d'une querelle d'amoureux, quand elle se résout heureusement, met donc fin à une faiblesse de leur amour. Elle est un pas de plus en avant.

Si la paix durement conquise est véritable, si nous faisons l'amour à ce moment-là, si nous savons bien comment faire et, enfin, si nous sommes assez généreux pour le bien faire, alors nos chairs confondues devraient chanter un air nouveau, une musique exquise que nous n'avons encore jamais connue. Il nous vient l'envie de l'entendre.

Veux-tu un exemple ? Voilà.

Ma Jeanne bien-aimée annonce : « Si, - je dis bien “ si ” -, si un jour il s'avère que nos enfants ont de meilleures chances de réussir leurs études à l'école catholique, je les envoie chez les curés sans hésiter. Entre la démagogie fumeuse des laïcards attardés et la réussite de mes enfants, mon choix est tout fait. »

C'est parti, une fois de plus. Il s'ensuit une longue période de discussions qui, trop souvent, conduisent à de violentes disputes. Elles se terminent parfois sur des ruptures dont on ne sait jamais si elles seront définitives et ça fait mal.

Enfin arrive le jour de la réconciliation.

Cette fois, c'est une véritable avancée. Chacun de nous s'est montré capable d'améliorer son point de vue pour en faire quelque chose de plus raisonnable, c'est-à-dire une meilleure perception de la réalité pour nous bâtir une meilleure existence.

L'idéal laïque est une priorité car, sans lui, nos enfants ainsi que l'humanité future seront en péril : telle est la nouvelle conviction de ma chérie. La réussite scolaire est une autre priorité et la gabegie qui règne dans certaines écoles ne permet pas d'y parvenir : voilà l'opinion nouvelle que je dois à cette crise. Nous sommes enfin d'accord.

Un baiser appuyé scelle la paix retrouvée. Elle paraît solide, cette paix, car c'est bon, bon... Il nous vient l'impérieux désir d'aller plus loin dans cette voie.

Tout en nous caressant, nous causons.

« - Si, dans leur école, la proportion de zonards devient telle qu'il n'est plus possible de suivre intégralement les cours, que faisons-nous ? - Nous cherchons une autre école laïque en bonne santé, celle-là, et pas trop loin de chez nous. Nous trouverons bien un moyen d'y inscrire nos enfants. - Oui, mais si on nous refuse de les inscrire sous prétexte que nous n'habitons pas dans le secteur de cette école ? - Nous trouverons sûrement un moyen. D'autres y arrivent bien... »

La conversation se poursuit paisiblement accompagnée de caresses de plus en plus fougueuses. Bientôt je me tais pour goûter attentivement le plaisir, surtout celui que je donne car c'est lui qui guide mes caresses : par ici, ça ne fait rien ; par là, c'est chaud ; et par là, c'est délicieusement brûlant. Oh là, là !...

Nous nous retrouvons nus au lit.

Maintenant que nos âmes sont de nouveau accordées, nos corps se parlent. En tâtonnant, ils trouvent les meilleurs points de communication pour réaliser leur fusion. Ces contacts sont chauds, doux, sources d'ondes qui vont s'écoulant comme un ruisseau, comme un fleuve, comme la mer. Electriques ? Je n'en sais trop rien. Exquises ces ondes, en tout cas. Bien meilleures que la tarte aux pommes de ma grand-mère. Je comprends maintenant l'expression « Je l'ai dans la peau. »

Jeanne aussi est à l'écoute de mon plaisir. Elle ajuste ses caresses en conséquence et met en émoi des parties de mon corps que je ne savais pas si... si... tellement ?...

« - Erogènes, me dis-tu. Peut-être, mais c'est un mot qui ne parle pas. Disons que ce sont les portes du paradis. Oui, cher lecteur, que désires-tu savoir d'autre ?
- Est-il vraiment nécessaire que chacun des deux partenaires recherche le plaisir de l'autre ? »

Faire l'amour peut être comparé à un voyage dans l'espace. Par des caresses, les deux amants amènent la fusion de leurs deux êtres, ce qui provoque une concentration d'énergie. Quand cette concentration est suffisante, il suffit de stimuler les deux détonateurs de façon à ce qu'ils explosent en même temps, provoquant la mise à feu de la fusée et son décollage. Ces explosions s'appellent des orgasmes. Le vagin, la vulve, le clitoris et le pénis, bien sûr, peuvent faire office de détonateurs.

Je vais maintenant essayer de répondre à ta question.

On peut, en effet, aimer un égoïste. Il faudra pourtant que cet égoïste, quand il sentira monter l'explosion de plaisir, soit capable de hisser l'altruiste dans son habitacle, sinon, il explosera tout seul et sa fusée restera au sol. Il faudra que, chez son amant altruiste, il trouve l'endroit très sensible d'où partira l'explosion et qu'il sache le caresser comme il faut.

« - Et si l'un des deux ne peut décoller ? »

Monter au ciel chacun son tour me paraît impossible. On peut cependant faire un bon bout du chemin pour peu que le partenaire vous y encourage. Voici une recette qui nous a donné satisfaction.

L'amoureux a déployé tous ses talents d'amant expert, il a tout essayé et la belle ne décolle toujours pas. Il n'en peut plus d'attendre. La fusée va s'en aller toute seule. Alors, son aimée lui dit :

« - Pars, mon chéri. Vas-y sans moi. Aujourd'hui, je n'y arriverai pas.
- Tu es bien sûre ? Quel dommage !
- Tu me rendras la pareille une autre fois. D'ailleurs, je vais quand même profiter de ton bonheur. Je suis avec toi. Vas-y ! Pars ! »

Puisqu'elle l'y invite, il peut décoller. Même si elle est de cœur avec lui, ce voyage exquis n'a quand même pas la saveur sans pareille du grand voyage à deux. Mais s'il part tout seul sans l'invite de sa belle, ça ne vaut même pas une branlette.

En quoi l'égoïsme peut-il tuer l'amour ?

Donc, pas de grand voyage en compagnie d'un égoïste intégral : Mômmanh n'accorde l'ultime récompense qu'aux amants capables, pour s'enrichir, d'aller puiser ailleurs que dans l'ego. Par ce moyen, elle nous pousse à élargir notre champ existentiel.

Bravo, Mômmanh.

Et maintenant, retournons sur le chemin des étoiles.

Nous sommes allongés sur le lit, nus, enlacés. Nos chairs se caressent fougueusement. Nous sommes couchés sur le côté, moi derrière elle. Cette position offre plusieurs avantages. Elle met en contact la majeure partie de notre corps : nos chairs brûlantes, électrisées, échangent de savoureux messages. Maintenant je sais pourquoi les fesses des femmes ondulent et nous invitent à les suivre : elles ont quelque chose à offrir. A leur contact, je ressens une douce chaleur qui n'est pas celle du radiateur et des échanges d'électricité exquise ont lieu qu'Electricité de France alias EDF ne peut me vendre.

Cette électricité non commerciale accompagnée d'une chaleur exquise est pour moi le langage du corps, la parole vraie. Soit une dispute, une de plus, qui se conclut par : « Sale connard, je ne veux plus te voir. Fallait-il que j'aie de la m... dans les yeux quand je t'ai aimé ! Tu n'es pas seulement un cheffaillon, tu es aussi un bon à rien ». Quand une querelle s'achève ainsi aux portes du désespoir, c'est au lit que je saurai si oui ou non je dois prendre au sérieux les paroles éructées par la bouche.

Si les fesses de Jeanne sont aussi froides que le reste de son corps et si le courant est coupé, alors oui, l'affaire est grave. Mais si les fesses diffusent leur douce chaleur en même temps que les ondes électriques me chatouillent délicieusement, si les fesses disent « OUI , OUI », alors, tout va bien. Il est des paroles que la bouche de Jeanne n'est pas autorisée à prononcer, le plus souvent parce qu'elle doit sauver la face, afficher son indépendance et donc sa force. Heureusement, quand la bouche doit se taire, les fesses ont encore la parole. Les autres surfaces de peau dites « érogènes » sont au diapason. Mais, pour contribuer à sauver la face, pour passer de l'enfer au paradis, ce sont les mots chaleureux des fesses que je préfère.

Oui, elles jouent un rôle important dans la fusion des corps et des âmes enamourées. Cette grande surface de peau douce offre un contact exquis au ventre et aux cuisses de l'amant. Par des caresses brûlantes, il échange des ondes de plaisir avec le corps de la bien-aimée. Il écoute les réponses de ce corps qui parfois s'exhalent en cris et soupirs. Il répond de son mieux dans la même langue, mais surtout en appuyant ses caresses là où la demande se fait pressante.

Ces caresses au niveau des fesses, tout autour du « beau cul » ne sont peut-être après tout qu'une survivance inscrite dans les gênes humains de l'accouplement « bestial ». Il se faisait bien par derrière, chez nos lointains ancêtres animaux ! Peut-être aussi qu'une aussi grande surface de peau favorise la production d'une grande quantité d'électricité laquelle va fondre ensemble les deux êtres. A ce propos, les scientifiques au lit avec leur belle se munissent ils d'appareils de mesure adéquats, voltmètres, ampèremètres et autres ? Si oui, quels sont les résultats ?

Quoi qu'il en soit, la conversation avec les fesses de Jeanne est une étape quasi indispensable à l'acte d'amour charnel. Il conduit nos deux corps au désir exalté d'aller plus loin, plus haut, mieux, beaucoup mieux.

Dans cette position, je peux aussi palper à pleines mains les seins de ma bien-aimée, lui baiser la bouche au prix de quelques contorsions, lui baiser la bouche au prix de quelques contorsions, caresser avec le mien son sexe entr'ouvert.

La fusion de nos corps est amorcée. Je pénètre tendrement ma Jeanne chérie, la belle en qui je veux me perdre et renaître, la bonne fée qui est enfin d'accord avec moi. Son accueil est si doux, si chaud, si frémissant que je crains de ne pouvoir attendre le signal du départ.

En langage technique, cela se nomme éjaculation précoce. Comment éviter ce minable ratage ?

Maintenant, je sais comment. Je mets en pratique une technique pour combattre les addictions et autres désirs tellement impérieux qu'ils frisent l'exigence et font de nous leur esclave, comme des drogues. Pour commencer, je bande ma volonté. Ensuite, à ces drogues, je leur trouve un substitut inoffensif. Enfin, je concentre mon attention sur une action positive, laquelle doit me procurer une grande satisfaction.

Ainsi, face au désir d'éjaculer, je suppose que mon impatience témoigne d'une exigence : celle de libérer ma semence. Il suffit donc que j'aie la force d'y renoncer. Alors je dis : « Non mon gars, tu ne pars pas tout seul. Tu ne pars pas ! » Pour que ce ne soit pas trop héroïque, je me dis que je pourrai toujours, en cas de nécessité, évacuer mon sperme « à la main », plus tard bien sûr. Mais l'impérieux désir d'éjaculation ne se laisse pas oublier si aisément. Il me faut un autre allié. Sur les décombres de cette exigence contrariée, je dois vite installer un désir sain. Facile : je n'ai qu'à me concentrer sur les appels de la bien-aimée en me disant : « Qu'elle jouisse ! Oh oui, qu'elle monte au ciel ! » Ainsi libéré, je peux continuer d'accompagner Jeanne dans son plaisir, jusqu'au moment où elle sera prête à décoller.

Avec mon sexe, avec les mains, avec le corps entier, je cherche les caresses qui déclenchent en elle des vagues de plaisir et nous inondent tous les deux d'une chaleur exquise.

Le moment espéré finit par venir. Dieu merci, j'ai pu l'attendre.

Nous explosons tous les deux, longuement, encore et encore. Nos corps sont entraînés dans un tourbillon d'étreintes folles qui nous emmènent loin, loin...

Deux sont devenus un. Ce deux en un est apaisé, serein, heureux. Oserai-je dire qu'il s'étend aux dimensions de l'univers ? Ce serait d'une prétention littéralement sans bornes. Eh bien, je le dis quand même, car c'est cela que je ressens.

Le temps est aboli. Invulnérables, nous voguons tous les deux en Un... , tous les deux en un moment d'éternité triomphante.

Est-ce cela que les bouddhistes appellent nirvana ?

Ce grand voyage réussi, depuis le remodelage des âmes jusqu'à la fusion des corps, de toute ma vie, je n'ai connu rien de meilleur. Mais il ne pouvait nous être accordé ce soir-là. Il fallait d'abord nous décrasser longuement de la vilaine querelle qui nous avait séparés.

Quelles sont les différences entre baiser et faire l'amour ?

Eh oui ! L'amour n'est pas un jeu, car il est impossible de tricher. Admire, une fois de plus, la sagesse de la nature. Vieux maître aveugle, elle veut bien nous guider en tâtonnant vers le bonheur et l'extase, pour peu que notre esprit suffisant accepte le minimum requis d'humilité, mais il serait vain de vouloir lui escroquer le plaisir d'amour... Celui-là elle ne l'accorde qu'à ceux qui l'ont gagné.

« Quoi ? Que dis-tu ? Comment ? Penser à voler le plaisir d'amour, c'est vraiment une drôle d'idée. Mais pour quoi faire ? » Mon pauvre ami, c'est pourtant bien simple : on se servirait de l'acte d'amour charnel comme d'une drogue. On connecterait les organes sexuels complémentaires, comme on branche un appareil électrique, les fiches mâles emboîtées dans les fiches femelles, et alors on connaîtrait la suprême jouissance. On pourrait le faire, par exemple, après avoir, en état d'ébriété, écrasé quelques vélos et leurs conducteurs ; on pourrait le faire après avoir perdu son emploi par fainéantise, ou encore après avoir vendu sa maison pour payer les dettes de jeu ; on pourrait le faire pour oublier, et laisser la vie s'en aller par les plaies ouvertes. Ce que font les amants dans l'intimité ne serait alors, dans le meilleur des cas, pas plus qu'une fine champagne d'excellente qualité et on pourrait l'acheter, non pas à l'épicerie, mais dans un hôtel de passe des rues chaudes.

Non ! Ce qui se vend dans les bordels est tout autre chose. Tiens, à ce propos, il me revient une vieille histoire que m'a racontée à Ouagadougou, un vieux colonial un peu folklorique, un peu alcoolique aussi. En mal d'amour, ik était allé chez une jolie prostituée. Il aurait aimé croire qu'elle était attirée par l'homme qu'il était devenu, un être sans intérêt en bonne voie de décrépitude. Il y croyait toujours pendant qu'il lui « faisait l'amour ». Mais la belle émettait des sons vraiment intrigants, comme des bruits de mastication et de succion. Etait-ce là sa façon d'exprimer son plaisir ? Concluant son récit, le bonhomme dit : « Eh bien, tu ne devineras jamais ! Ah la garce ! elle suçait une mangue ! »

Comme je te l'ai dit, - et tant pis si je radote ! - l'amour éclate quand deux êtres de sexes complémentaires enrichissent mutuellement leurs existences à tel point qu'ils ont envie de les fusionner. Ceux-là seulement recevront la suprême récompense car, au long des temps obscurs, Mômmanh a su que c'était bon pour son impérieux désir d'EXISTENCE : celui qui se dépasse pour gagner l'amour, fût-ce celui d'une crapule, fait au moins un pas dans cette direction. Alors, à celui qui triche, sa mômmanh qui le connaît bien ne va pas lui donner l'extase. Au mieux, il éprouvera un plaisir amer composé avec les regrets de ce qu'il a perdu en trichant.

Ainsi donc, les ondes qu'irradient les corps des amants au moment de l'orgasme, et qui nous transportent sans astronef ni parachute à travers les étoiles, ces ondes sans pareilles sont les cris de joie que garde en réserve pour nous Notre Mère du Fond des Ages : Mômmanh en personne. A l'un, elle demande :

« Alors, as-tu enfin trouvé la mère de tes enfants ? »

Et lui répond sincèrement

« - Oui, ma mômmanh. »

A l'autre, elle dit :

« - Et toi, ma jolie, as-tu enfin rencontré le père de tes enfants ? »

Alors, comme éclate en écho un « Oui ! » triomphant, Mômmanh ouvre tout grand son cœur d'étoiles et de fougères.

« - Peu m'importe à quelles sortes d'enfants vous allez consacrer votre vie : des bambins pleins de promesses, un élevage de chevaux, la lutte contre les maladies, la restauration des corps affamés et des âmes fatiguées, la créations des beautés qui nous entraînent vers des lendemains heureux, la tapisserie, la crémerie, la broderie, la triperie,... peu m'importe ! Pourvu que vous les ayez choisis ensemble et que, les aimant, il vous reste assez de cœur pour vous aimer aussi. Venez, mes enfants, que je vous embrasse. »

Alors, un vertigineux baiser clôt l'entretien.

Comme quoi l'amour demande un minimum d'altruisme

Et si deux amoureux ne s'intéressent strictement qu'à leur personne ? Théoriquement, un tel cas est impossible puisque nous sommes liés aux six aspects de l'existence, les trois altruistes comme les trois égoïstes.

Soit. Mais ces gens qui ne songent qu'à eux ne devraient pas tomber amoureux de leur homologue. N'ont-ils pas besoin, au contraire, d'un partenaire généreux qui satisfasse leurs désirs ? Eh bien non. Ce partenaire en amour doit d'abord partager les mêmes valeurs qu'eux : des valeurs égoïstes. Faute de quoi il sera toujours un ennemi potentiel. Dis-moi : est-ce qu'une militante syndicale dévouée et un trafiquant de drogue aussi riche que pourri peuvent s'aimer ?

Bien. Alors, si deux amoureux ne pratiquent qu'un minimum d'altruisme et un maximum d'égoïsme, auront-ils quand même la bénédiction de Mômmanh ?

Nous l'avons vu, cette bénédiction ne vient que si les deux corps sont accordés. Pour cela, le pire égoïste doit rechercher le plaisir de son amant.

Et d'abord, avant d'en arriver là, il a dû le séduire, c'est-à-dire accorder son « moi-ici-maintenant » avec l'autre « moi-ici-maintenant », par exemple « ma maison, mon jardin, mes serviteurs, ma table de gourmand, mon prestige... » doivent être compatibles avec les désirs correspondants de l'aimé.

Et avant de le séduire, il a dû se rendre attrayant en garnissant sa corbeille de mariage avec de bons appâts : biens, métier lucratif et prestigieux, compétences, relations, santé et force physique... Il a dû faire de lui-même un »bon parti ». Il a bien fallu s'arracher au « maintenant » et travailler dur pour cet avenir.

Bref, même pour un égoïste, la quête de l'amour impose un certain renoncement au « moi-ici-maintenant », une dose minimum d'altruisme.

Pourquoi la sélection naturelle a-t-elle donné à l'homme l'égoïsme et l'altruisme ?

Mais la véritable question n'est pas là. Pourquoi Mômmanh ne bénirait-elle que l'amour altruiste ? A travers nous, faut-il le redire, elle recherche les six formes d'existence humaine et les trois égoïstes en font partie.

A travers l'homme, sur notre petite planète, Mômmanh accède à un champ de conscience infiniment vaste comparé à ceux qu'elle avait connus jusqu'alors, que ce fût à travers les choses ou à travers les êtres. Et souviens-toi, ami lecteur, de la façon dont elle y accède : par le tunnel que constitue chacun d'entre nous, 6 milliards d'êtres humains, 6 milliards de consciences libérées s distinctes et forcément différentes, obéissant chacune à une petite parcelle de Mômmanh. Et chacune de ces minuscules parcelles porte le besoin d'existence entier, celui qui œuvre dans toute la nature. Chaque « Moi » veut exister à l'échelle de l'univers entier. Rien moins que cela.

Je me choisis comme exemple, moi, parmi les 6 milliards, parce que c'est le seul que j'aie sous la main.

L'infime parcelle de Mômmanh qui me commande utilise ma conscience libérée pour réaliser son appétit d'existence. Je l'appelle « ma mommanh », souviens-t'en. Elle m'a apporté la mémoire des goûts de tous mes ancêtres depuis leur origine minérale, la mémoire de tout ce qui leur faisait plaisir. Mon existence consiste à répéter ces plaisirs autant que possible et à en inventer d'autres, encore meilleurs, plus proches de la plénitude, laquelle n'est peut-être que la maîtrise de l'infini dans l'espace-temps.

Ainsi enfermée à l'intérieur de ma conscience libérée, la plus vaste de toutes ses prisons, ma mômmanh apprécie avant tout l'existence qu'elle peut palper par l'intermédiaire de mes sens, concrète donc, sûre, et qui en même temps satisfait ses propres goûts. En un mot, ma mômmanh préfère l'existence égoïste, tout près d'elle. Et toi, quels plaisirs ressens-tu le mieux ? Les tiens ? Ou ceux que connaîtront peut-être tes arrière-petits enfants ?

Alors, penses-tu que Mômmanh va interdire d'amour les égoïstes ?

Cependant, sa vieille expérience lui a enseigné que l'égoïsme, c'est la mort. Elle va donc accorder la priorité à l'altruisme. L'existence au plus près de soi sera bénie aussi longtemps que paraîtra assurée l'existence au loin de soi, dans l'espace et dans le temps : préférence pour le moi-ici-maintenant, priorité à l'autre-ailleurs-toujours.

Donc, cette nuit-là, nous n'avions pas été des amants heureux. La frustration nous éveilla tôt le lendemain : au petit jour. Nos corps enlacés étaient plutôt froids alors qu'ils auraient dû s'échauffer mutuellement. Comme l'air était frais, j'allumai le feu dans la cheminée. Pendant ce temps, Jeanne fit du café. Je sortis une grosse miche de pain paysan, des tranches de jambon fumé et des pommes de Reinette, petites et d'aspect plutôt minable mais qui piquaient au vif notre bouche et la forçaient d'apprécier. Il y avait aussi le lait bien crémeuxde la ferme voisine, et du beurre salé. Jeanne s'étant invitée par surprise, je n'avais pas pu acheter ses aliments préférés qui font fuir la graisse bien avant qu'elle n'étouffe la beauté. Elle s'accorda donc le plaisir exceptionnel de dévorer le même petit-déjeuner que moi. La bonne humeur s'installa.

Vous connaissez les extraordinaires colles de notre époque, potions magiques qui ramènent à la vie les porcelaines brisées, qui nous rendent intacts les objets cassés, plus solides aux endroits encollés qu'ils n'étaient avant : un amour pouvait-il se réparer de la sorte ? Je ne le croyais pas. Je questionnai Jeanne au sujet de notre rupture et elle me répondit.

« - Quelle rupture ?
- Tu n'as quand même pas oublié toutes ces scènes douloureuses, interminables et sans issue, depuis notre départ en Autriche. Et la décision que nous avons dû prendre de nous séparer ?
- Je ne sais pas de quoi tu veux parler. Est-ce vraiment important ? Tu m'aimes ? Voilà tout ce qui compte. Dis ! Tu m'aimes ?
- Si je t'aime ? Oh là là !...
- Alors, pourquoi est-ce que tu ne le dis pas ?
- Parce que je préfère le prouver.
- L'un n'empêche pas l'autre. Je te le dis bien, moi ! Michel, je t'aime pour la vie.
- Je t'aime, Jeanne ! Et je t'aimerai toujours ! Quoi qu'il arrive.
- Ouille ! Ouille ! Ouille !... Ce n'est pas souvent, mais quand ça te prend, tu y vas drôlement fort ! »

Et naturellement, nos deux corps se rencontrèrent, chacun retrouvant auprès de l'autre la place qu'il avait toujours cherchée. Sa place ! Puisque nos corps sont de la matière provisoirement vivante, une savante combinaison d'atomes et de molécules, je commençai à me poser la question suivante : lorsque des atomes d'hydrogène et ceux d'oxygène se précipitent dans les bras l'un de l'autre pour former de l'eau, avec une telle violence qu'on entend un grand « boum ! », est-ce qu'ils éprouvent un bonheur semblable au nôtre ? Eh oui ! Ma folie, ma folle exigence de tout comprendre était capable de gâcher les meilleurs moments. Je m'arc-boutai pour la repousser ; dans le même temps, Jeanne m'entraînait résolument sur les voies de la félicité. Elle était revenue, elle avait toujours été là, ma sorcière bien-aimée.

Mille fois plus sûr que les paroles sorties de sa bouche, son délicieux corps de fée, tout entier, disait : « Je t'aime ! Ah ! Je t'aime tant ! » Des pensées fulgurantes me traversaient : « - Pour qu'elle ne cesse de m'aimer ainsi, j'irais jusqu'à marcher à quatre pattes et aboyer comme un chien. - Eh là ! N'as-tu pas honte ? Si, comme c'est déjà arrivé, tu dois mutiler ta dignité pour nourrir l'espoir d'être aimé, envoie la belle au diable et sans tergiverser. Il en existe des milliers d'autres. - Mais enfin, maudit rabat-joie, réalise : depuis son arrivée, elle ne t'a pas insulté une seule fois ! C'est peut-être la Jeanne des balades dans les Alpes qui est revenue pour toujours. Elle a chassé l'autre, la virago des vacances en Autriche, comme on chasse un cauchemar après un réveil douloureux. » Il me vint une violente envie de croire que cette dernière pensée exprimait la vérité : aussi, sans voir quelle allure de conte de fées elle avait, je la tins pour vraie.

Du coup fut oublié, très aisément, le début d'inquiétude qu'avait suscité en moi la curieuse amnésie de ma promise exquise. Son corps avait un goût de châtaignes et il évoquait l'opéra qui se joue dans le ciel d'automne.

Alors, nous nous aimâmes.

Etait-ce bien raisonnable ?

L'incident qui suivit nos nouvelles épousailles aurait dû me mettre la puce à l'oreille, mais il passa presque inaperçu.

Je me préparai pour aller au travail. Alors, la virago, celle que j'avais connue en Autriche, pointa de nouveau son méchant museau.

« - Où vas-tu chéri ?
- Travailler.
- Eh bien voilà ! Tu n'as pas perdu de temps pour reprendre tes vieilles pantoufles crasseuses ! Maintenant que tu as bien baisé, tu me laisses tomber comme une vieille chaussette ! Quel beau-salaud tu fais !
- Mais chérie, voyons ! Qu'est-ce qui t'arrive ? Je n'ai pas « baisé » : nous avons fait l'amour ! Et c'était merveilleux. Alors, pourquoi est-ce que tu gâches tout maintenant ? C'est comme si nous avions construit une belle maison pour nous deux, et que tu la saccages avant même que nous l'ayons habitée.
- Arrête chéri. Ce n'est pas la peine de te fatiguer. Je ne sais pas ce qui m'a pris tout d'un coup. Peut-être la peur d'être enceinte. Oublie tout cela, veux-tu ? »

Et l'énorme incongruité fut effacée par un savoureux baiser.

Je laissai Jeanne à la maison, tout occupée à prendre possession des lieux, et j'allai retrouver mes petits camarades paysans, pour une journée d'école.

Les enfants, alignés devant l'entrée de la classe, me montraient leurs mains tendues, une face puis l'autre : je pouvais ainsi constater qu'elles étaient bien lavées. Je les sentais dévorés par la curiosité, mais ils se tenaient silencieux et disciplinés et aucun n'aurait osé me poser la moindre des questions qui leur brûlaient les lèvres.

A cette époque, les paysans voyaient l'instituteur comme un personnage supérieur, un « Monsieur » descendu de son carrosse pour venir parmi eux au milieu des bouses de vaches et tenter de les instruire, sinon eux pour qui c'était trop tard, du moins leurs enfants. Bien que la Révolution Française fût passée par là depuis belle lurette, semant à travers toutes les campagnes la conviction que tous les hommes sont par nature, à peu de choses près, égaux, malgré ce louable effort poursuivi depuis deux siècles, la plupart des paysans restaient, eux, convaincus d'être par nature des hommes inférieurs auxquels la tombola de l'hérédité avait malheureusement donné peu d'intelligence.

Cette idée tenait à une interprétation erronée d'un fait : s'ils n'avaient pas « bien appris à l'école », c'était forcément, selon eux, parce qu'ils n'étaient pas « doués ». Dans cette logique, ceux qui s'étaient montrés capables d'étudier dans les collèges et les lycées de la ville, ceux dont on disait avec respect qu'ils étaient allés aux « Grandes Ecoles », ceux-là étaient « intelligents ». Et les paysans croyaient que la plupart de leurs enfants n'avaient pas reçu ce don de l'intelligence puisque, malgré tous leurs efforts conjugués à ceux du maître et aux remontrances des parents, ils n'apprenaient pas grand chose.

Mais ce savoir pratique, authentifié par le fameux Certificat d'Etudes Primaires, ils y tenaient car il contribuait beaucoup à l'amélioration de leur vie. De plus, l'école primaire était aussi une tombola d'où sortait, de temps à autre, le gros lot : un enfant exceptionnel, doué pour les études. On s'arrangeait alors pour le « Pousser » dans les « grandes écoles ». Tel avait été mon cas.

Donc, l'instituteur était censé avoir une intelligence supérieure. Il dispensait la précieuse instruction primaire que les paysans appréciaient beaucoup et, ce faisant, il pouvait de temps à autre, comme un pêcheur heureux tire parfois de l'eau un brochet de légende, éveiller un bel esprit de grande classe, un Léonard de Vinci qui sommeillait, caché derrière les haies touffues, au bout d'un chemin boueux. Je suppose que toutes ces raisons avaient contribué à l'établissement de la précieuse règle : on devait absolument respecter le « maître d'école ». Heureux temps pour les enseignants... Mais ceci est une autre histoire.

A mes petits frères paysans, mes élèves, j'avais très envie de leur accorder ce plaisir qui ne m'aurait rien coûté : annoncer que Jeanne était ma fiancée venue de Paris spécialement pour nous voir, moi et les Landoriens, avant notre mariage imminent. Mais, depuis un bon moment, mon ange gardien tirait par la manche ma conscience aveuglée. Je l'écoutai enfin car il est souvent de bon conseil.

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